ASDE 056 Saint José Maria

Spontanéité et pluralisme du peuple de Dieu

(2ème partie)

De saint Josemaria Escriva

Extraits du livre Entretiens

Les prêtres sont incardinés dans un diocèse et dépendent de l’ordinaire. Comment justifier qu’ils puissent appartenir à une association étrangère au diocèse et même de portée universelle ?

— La justification est simple : c’est l’usage légitime d’un droit naturel — le droit d’association — que l’Église reconnaît aux clercs comme à tous les fidèles. Cette tradition séculaire (songez aux nombreuses associations, si méritoires, qui ont tant favorisé la vie spirituelle des prêtres séculiers) a été confirmée, à maintes reprises, par l’enseignement et les dispositions des derniers souverains pontifes (Pie XII, Jean XXIII et Paul VI) et, récemment encore, par le magistère solennel du concile Vatican II lui-même (cf. Décret Presbyterorum Ordinis, n° 8).

Il est intéressant de rappeler, à ce propos, que, dans la réponse donnée à un modus où il était demandé qu’il n’y eût d’autres associations sacerdotales que les associations instituées et dirigées par les évêques diocésains, la commission conciliaire compétente a repoussé cette requête — avec l’approbation subséquente de la Congrégation générale — et a motivé clairement son refus par le droit naturel d’association, qui appartient également aux clercs: « Non potest negari Presbyteris — y est-il dit — id quod laicis, attenta dignitate naturae humanae, Concilium declaravit congruum, utpote iuri naturali consentaneum » (Schema Decreti Presbyterorum Ordinis, Typis Polyglottis Vaticanis, 1965, p. 68).

En vertu de ce droit fondamental, les prêtres peuvent librement fonder des associations ou adhérer à celles qui existent déjà, pourvu qu’il s’agisse d’associations poursuivant des fins droites, en accord avec la dignité et les exigences de l’état clérical. La légitimité du droit d’association parmi les prêtres séculiers et l’aire où il s’exerce se comprennent fort bien — sans équivoques ni réticences, ni danger d’anarchie — si l’on tient compte de la distinction qui existe nécessairement, et doit être respectée, entre la fonction ministérielle du clerc et le domaine privé de sa vie personnelle.

Effectivement, le clerc, et concrètement le prêtre, intégré par le sacrement de l’Ordre à l’Ordo Presbyterorum, est constitué par droit divin en coopérateur de l’Ordre épiscopal. Dans le cas des prêtres diocésains, cette fonction ministérielle se matérialise, selon une modalité établie par le droit ecclésiastique, grâce à l’incardination — qui rattache le prêtre au service d’une église locale sous l’autorité de l’Ordinaire lui-même — et grâce à la mission canonique, qui lui confère un ministère déterminé au sein de l’unité du Presbyterium dont la tête est l’évêque. Il est donc évident que le prêtre dépend de son Ordinaire — par un lien sacramentel et juridique — pour tout ce qui regarde : l’assignation de son travail pastoral concret ; les directives doctrinales et disciplinaires qu’il reçoit pour l’exercice de son ministère ; la juste rétribution nécessaire ; toutes les dispositions pastorales que l’évêque édicte pour la charge des âmes, le culte divin et les prescriptions du droit commun relatives aux droits et obligations qui dérivent de l’état clérical.

À côté de tous ces rapports nécessaires de dépendance — qui concrétisent juridiquement l’obéissance, l’unité et la communion pastorale que le prêtre doit entretenir délicatement avec son propre Ordinaire —, il y a aussi, et légitimement, dans la vie du prêtre séculier une sphère d’autonomie, de liberté et de responsabilité personnelles, au sein de laquelle le prêtre a les mêmes droits et obligations que les autres personnes dans l’Église: il se différencie, ainsi, tant de la condition juridique du mineur (cf. canon 89 du Codex Iuris Canonici) que de celle du religieux qui, en raison même de sa profession religieuse, renonce à l’exercice de tous ses droits personnels ou de certains d’entre eux.

C’est pour cette raison que le prêtre séculier, dans le cadre de la morale et des droits propres à son état, peut disposer et décider librement — d’une manière individuelle ou en association — en tout ce qui concerne sa vie personnelle, spirituelle, culturelle, matérielle, etc. Chacun est libre de se former culturellement selon ses préférences ou ses aptitudes. Chacun est libre d’entretenir les relations sociales qu’il désire, et peut ordonner sa vie comme bon lui semble, pourvu qu’il accomplisse dûment les obligations de son ministère. Chacun est libre de disposer de ses biens personnels comme il le juge en conscience opportun. À plus forte raison chacun est-il libre de suivre, dans sa vie spirituelle et ascétique et dans ses actes de piété, les impulsions que l’Esprit Saint lui insuffle, et de choisir — parmi les nombreux moyens que l’Église conseille ou permet — ceux qui lui paraissent les meilleurs en fonction de ses contingences personnelles et particulières.

Précisément, concernant ce dernier point, le concile Vatican II et de nouveau le pape Paul VI dans sa récente encyclique Sacerdotalis coelibatus ont loué et recommandé vivement les associations, tant diocésaines qu’inter-diocésaines, nationales ou universelles, qui — munies de statuts reconnus par l’autorité ecclésiastique compétente — stimulent le prêtre à la sainteté dans l’exercice de son propre ministère. L’existence de ces associations ne suppose, en effet, et ne peut supposer, en aucune manière — je l’ai déjà dit — un relâchement du lien de communion et de dépendance, qui unit tout prêtre à son évêque, ni de la fraternelle unité avec tous les autres membres du Presbyterium ni de l’efficacité de son travail au service de son église locale.

La mission des laïcs s’exerce, selon le Concile, dans l’Église et dans le monde. Il arrive fréquemment que cela ne soit pas compris correctement et que l’on ne s’attache qu’à l’un ou l’autre des deux termes. Comment expliqueriez-vous la tâche des laïcs dans l’Église et la tâche qu’ils doivent accomplir dans le monde ?

— Je ne pense, en aucune façon, qu’il s’agisse là de deux tâches différentes, dès l’instant où la participation spécifique du laïc à la mission de l’Église consiste précisément à sanctifier ab intra — de manière immédiate et directe — les réalités séculières, l’ordre temporel, le monde.

La vérité est que le laïc, outre cette tâche qui lui est propre et spécifique, possède également — comme les prêtres et les religieux — une série de facultés, de droits et de devoirs fondamentaux qui répondent à la condition juridique de fidèle et qui trouvent logiquement à s’exercer à l’intérieur de la société ecclésiastique : participation active à la liturgie de l’Église, faculté de coopérer directement à l’apostolat de la Hiérarchie ou de conseiller cette dernière dans sa tâche pastorale, s’il y est invité, etc.

Ces deux tâches — la tâche spécifique qui incombe au laïc en tant que laïc et la tâche générique ou commune qui lui incombe en tant que fidèle — ne sont pas opposées, mais superposées, et elles ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Fixer son attention sur la seule mission spécifique du laïc, en oubliant sa condition concomitante de fidèle, serait aussi absurde qu’imaginer un rameau, vert et fleuri, n’appartenant à aucun arbre. Oublier ce qui est spécifique, propre et particulier au laïc, ou ne pas comprendre suffisamment les caractéristiques de ces tâches apostoliques séculières et leur valeur ecclésiale, ce serait réduire l’arbre touffu de l’Église à la condition monstrueuse de simple tronc.

Vous dites et écrivez, depuis des années, que la vocation des laïcs consiste en trois choses : « Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail et sanctifier les autres par le travail. » Pourriez-vous préciser ce que vous entendez exactement par sanctifier le travail ?

— C’est difficile à dire en quelques mots car cette expression implique des concepts qui sont au fondement même de la théologie de la Création. Ce que j’ai toujours enseigné — depuis quarante ans —, c’est que tout travail humain honnête, intellectuel ou manuel, doit être exécuté par le chrétien avec la plus grande perfection possible : perfection humaine (compétence professionnelle) et perfection chrétienne (par amour pour la volonté de Dieu et au service des hommes). Car, accompli de la sorte, ce travail humain, pour humble et insignifiante que paraisse la tâche, contribue à ordonner chrétiennement les réalités temporelles — à manifester leur dimension divine — et il est assumé et intégré par et dans l’oeuvre prodigieuse de la création et de la rédemption du monde. Le travail est ainsi élevé à l’ordre de la grâce, il est sanctifié, devient oeuvre de Dieu, operatio Dei, opus Dei.

En rappelant aux chrétiens les paroles merveilleuses de la Genèse — « Dieu a créé l’homme pour travailler » — nous avons fixé notre attention sur l’exemple du Christ, qui a passé la presque totalité de sa vie terrestre à travailler comme artisan dans un village. Nous aimons ce travail humain dont Il a fait sa condition de vie, qu’Il a cultivé et sanctifié. Nous voyons dans le travail — dans le noble effort créateur des hommes — non seulement l’une des plus hautes valeurs humaines, indispensable au progrès de la société et à l’ordonnance de plus en plus juste des rapports entre les hommes, mais encore un signe de l’amour de Dieu pour ses créatures et de l’amour des hommes entre eux et pour Dieu : un moyen de perfection, un chemin de sainteté.

C’est pourquoi le seul objectif de l’Opus Dei a toujours été de contribuer à ce qu’il y ait, au milieu du monde, au milieu des réalités et des aspirations séculières, des hommes et des femmes, de toutes races et de toutes conditions sociales, qui s’attachent à aimer et à servir Dieu et les autres hommes, dans et à travers leur travail ordinaire.

Le décret Apostolicam actuositatem, n° 5, affirmait clairement que la mission de l’Église tout entière est d’animer chrétiennement l’ordre temporel. Cette mission incombe donc à tous: à la hiérarchie, au clergé, aux religieux et aux laïcs. Pourriez-vous nous dire comment vous concevez le rôle, et les modalités, de chacun de ces secteurs de l’Église dans cette mission unique et commune ?

— En réalité, la réponse se trouve dans les textes conciliaires eux-mêmes. Il appartient à la hiérarchie — cela fait partie de son magistère — d’indiquer les principes doctrinaux qui doivent présider à la réalisation de cette tâche apostolique et l’éclairer (cf. Const. Lumen gentium, n° 28 ; Const. Gaudium et spes, n° 43 ; Décr. Apostolicam actuositatem, n° 24).

Quant aux laïcs, qui travaillent au milieu des circonstances et des structures propres à la vie séculière, ils ont pour tâche immédiate et directe, spécifique, d’ordonner ces réalités temporelles à la lumière des principes doctrinaux énoncés par le magistère ; tout en agissant, à la fois, avec l’autonomie personnelle nécessaire pour ce qui est des décisions concrètes qu’ils ont à prendre dans la vie sociale, familiale, politique, culturelle, etc. (Cf. Const. Lumen gentium, n° 31 ; Const. Gaudium et spes, n° 43 ; Décr. Apostolicam actuositatem, n° 7).

Et quant aux religieux, qui s’écartent de ces réalités et activités séculières pour embrasser un état de vie particulier, leur mission est de rendre publiquement un témoignage eschatologique, qui rappelle aux autres fidèles du Peuple de Dieu que cette terre n’est pas un domicile permanent (cf. Const. Lumen gentium, n° 44 ; Décr. Perfectae caritatis, n° 5). L’on ne saurait oublier, non plus, le service que rendent, pour animer chrétiennement l’ordre temporel, les nombreuses oeuvres de bienfaisance, de charité et d’assistance sociale que tant de religieux et de religieuses accomplissent dans un esprit d’abnégation et de sacrifice.

Une caractéristique de toute vie chrétienne — quel que soit le chemin qu’elle emprunte pour s’accomplir — est « la dignité et la liberté des enfants de Dieu ». À quoi vous rapportez-vous donc, lorsque vous défendez, avec tant d’insistance, comme vous l’avez fait tout le long de votre enseignement, la liberté des laïcs ?

— Je me rapporte exactement à la liberté personnelle, que possèdent les laïcs, de prendre, à la lumière des principes énoncés par le magistère, toutes les décisions concrètes d’ordre théorique ou pratique — par exemple, par rapport aux diverses options philosophiques, économiques ou politiques, aux courants artistiques ou culturels, aux problèmes de la vie professionnelle ou sociale, etc. — que chacun juge en conscience les plus appropriées et les plus conformes à ses convictions personnelles et à ses aptitudes humaines.

Cette sphère d’autonomie nécessaire, dont le fidèle catholique a besoin pour ne pas être en situation d’infériorité vis-à-vis des autres laïcs, et pour pouvoir réaliser efficacement sa tâche apostolique particulière au milieu des réalités temporelles, cette autonomie, dis-je, doit toujours être respectée par tous ceux qui exercent, dans l’Église, le sacerdoce ministériel. S’il n’en était pas ainsi — s’il s’agissait d’instrumentaliser le laïc à des fins qui dépassent les buts du ministère hiérarchique —, on verserait dans un anachronique et lamentable cléricalisme. On limiterait énormément les possibilités apostoliques du laïcat — le condamnant ainsi à une perpétuelle immaturité —, mais surtout on mettrait en péril — plus spécialement de nos jours — le concept même d’autorité et d’unité dans l’Église. Nous ne pouvons oublier que l’existence, parmi les catholiques eux-mêmes, d’un authentique pluralisme de jugement et d’opinion dans les domaines que Dieu laisse à la libre discussion des hommes, ne s’oppose pas à l’ordonnance hiérarchique et à l’unité nécessaire du Peuple de Dieu, mais bien au contraire les fortifie et les défend contre les impuretés éventuelles.

La vocation du laïc et celle du religieux étant si différentes dans leur réalisation pratique — encore qu’ils aient en commun, bien entendu, la vocation chrétienne — comment les religieux, dans leurs tâches d’enseignement, etc., peuvent-ils guider les chrétiens ordinaires dans une voie véritablement laïque ?

— Cela est possible dans la mesure où les religieux — dont j’admire sincèrement le travail méritoire au service de l’Église — s’efforcent de bien comprendre les caractéristiques et les exigences de la vocation laïque à la sainteté et à l’apostolat au milieu du monde, et selon qu’ils les aiment et savent les enseigner à leurs élèves.

Il n’est pas rare, lorsqu’il est question du laïcat, que l’on oublie la présence de la femme et que l’on minimise ainsi son rôle dans l’Église. De même, lorsqu’on traite de la « promotion sociale de la femme », on l’entend d’ordinaire simplement comme présence de la femme dans la vie publique. Comment comprenez-vous la mission de la femme dans l’Église et dans le monde ?

— Bien entendu, je ne vois pas la raison qu’il y a, quand on parle du laïcat — de sa tâche apostolique, de ses droits et devoirs, etc. —, de faire une distinction ou discrimination à l’endroit de la femme. Tous les baptisés — hommes et femmes — participent également à la dignité commune, à la liberté et à la responsabilité des enfants de Dieu. Il y a, dans l’Église, une unité radicale et foncière, que saint Paul enseignait déjà aux premiers chrétiens : Quicumque enim in Christo baptizati estis, Christum induistis. Non est Iudaeus, neque Graecus: non est servus, neque liber: non est masculus, neque femina (Ga 3, 26-28) ; il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme.

Si l’on excepte la capacité juridique de recevoir les ordres sacrés — distinction qui doit être maintenue, à mon avis, pour de multiples raisons, également de droit divin positif —, j’estime qu’on doit reconnaître pleinement à la femme dans l’Église — dans sa législation, dans sa vie interne et dans son action apostolique — les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’aux hommes: droit à l’apostolat, droit de fonder et de diriger des associations, de manifester son opinion librement en tout ce qui concerne le bien commun de l’Église, etc. Je sais que tout cela — qu’il n’est pas difficile d’admettre en théorie, si l’on considère les raisons théologiques bien claires qui viennent à l’appui — rencontrera, en fait, la résistance de certaines mentalités. Je me souviens encore de l’étonnement, voire du blâme, que suscitait chez certains — qui aujourd’hui tendent au mimétisme, en cela comme en tant d’autres choses — le fait que l’Opus Dei encourageait les femmes, appartenant à la section féminine de notre Association, à obtenir des grades académiques dans les sciences sacrées.

Je pense néanmoins que ces résistances et réticences iront diminuant peu à peu. Au fond, il ne s’agit que d’un problème de compréhension ecclésiologique : se rendre compte que l’Église n’est pas seulement formée de prêtres et de religieux, mais que les laïcs — hommes et femmes — sont, eux aussi, Peuple de Dieu et qu’ils ont, par droit divin, une mission propre à remplir et une responsabilité à assumer.

Je voudrais, cependant, ajouter qu’à mon sens l’égalité essentielle entre l’homme et la femme exige précisément que l’on saisisse à la fois le rôle complémentaire de l’un et de l’autre dans l’édification de l’Église et dans le progrès de la société civile : ce n’est pas en vain que Dieu les a faits homme et femme. Cette diversité doit être comprise, non pas dans un sens patriarcal, mais dans toute sa profondeur, si riche de nuances et de conséquences, et qui évite à l’homme la tentation de masculiniser l’Église et la société, et à la femme de concevoir sa mission, dans le Peuple de Dieu et dans le monde, comme une simple revendication de tâches que, jusqu’à présent, l’homme seul accomplissait et qu’elle peut tout aussi bien remplir. L’homme et la femme doivent donc, me semble-t-il, se sentir autant l’un que l’autre, et justement, les protagonistes de l’histoire du salut, mais l’un et l’autre de façon complémentaire.

On a fait observer que Chemin, bien que le livre fût édité en 1934 dans sa première version, renferme beaucoup d’idées qui étaient à l’époque « hérétiques » pour d’aucuns et qui n’en ont pas moins été reprises aujourd’hui par le concile Vatican II. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Quelles sont ces idées ?

— Si vous me le permettez, nous en parlerons calmement une autre fois. Pour l’instant, je me bornerai à vous dire que je remercie le Seigneur, qui a daigné se servir de ces éditions de Chemin — dont le tirage en de nombreuses langues dépasse déjà deux millions et demi d’exemplaires — pour inculquer à des gens de races et de langues très diverses, ces vérités chrétiennes, qui devaient être confirmées par le concile Vatican II et qui portent la paix et la joie à des millions de chrétiens et de non-chrétiens.


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