ASDE 056 Charles de Foucauld

Lettre à Henry de Castries
Le frère Charles fait le récit de sa conversion
Avec le père Charles de Foucauld

Notre-Dame des Neiges, le 14 août 1901

La correspondance est souvent ce qu’il y a de mieux dans les œuvres des saints, par exemple, saint Bernard, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix ; c’est qu’ils se livrent le plus, que leur âme se voit le mieux

Mon cher ami,
[…]
Vous me disiez que votre foi avait été ébranlée… Laissez-moi vous dire que, quand on aime la vérité comme vous, et qu’on a tous les moyens de la connaître, on la trouve toujours : aussi ma profonde affection n’a aucune inquiétude sur vous. Laissez-moi parler très simplement.

Moine, ne vivant que pour Dieu, aimant en vue de Lui les âmes de toute l’ardeur de mon cœur, parce qu’elles sont son image, son œuvre, ses filles, ses bien-aimées, faites pour être éternellement « Dieu par participation », comme Il l’est par essence, rachetées par le Sang de Jésus, et parce que je ne puis être uni à Lui, l’amour incréé et infini sans aimer de tout mon cœur, selon sa parole « Aimez-vous les uns les autres », c’est à cela qu’on vous reconnaîtra pour « mes disciples », je ne puis vous parler, penser à vous, sans désirer ardemment pour vous le seul bien que je désire pour moi : Dieu ; Dieu connu, aimé et servi, dans le temps et l’éternité… Pardonnez-moi donc si je vous parle si intimement ; ou plutôt, je ne vous demande pas pardon, car je suis sûr que vous me comprenez et que vous approuvez. « Allah Akbar », Dieu est plus grand, plus grand que toutes les choses que nous pouvons énumérer. Seul après tout Il mérite nos pensées, et nos paroles ; et si nous parlons, si vous vous fatiguez à me lire, et si je romps, pour vous écrire, le silence du cloître, c’est pour nous aider mutuellement à mieux Le connaître et servir : tout ce qui ne nous conduit pas à cela, – mieux connaître et servir Dieu – est du temps perdu.

Je commencerai comme Euloge, par faire ma confession ; votre foi n’a été qu’ébranlée ; hélas, la mienne a été complètement morte pendant des années ; pendant douze ans, j’ai vécu sans aucune foi. Rien ne me paraissait assez éprouvé ; la foi égale avec laquelle on suit des religions si diverses me semblait la condamnation de toutes : moins qu’aucune celle de mon enfance me semblait inadmissible avec son 1 = 3 que je ne pouvais me résoudre à poser. L’Islamisme me plaisait beaucoup, avec sa simplicité, simplicité de dogme, simplicité de hiérarchie, simplicité de morale, mais je voyais clairement qu’il était sans fondement divin et que là n’était pas la vérité ; les philosophes sont tous en désaccord ; je demeurai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité et ne croyant pas à Dieu, aucune preuve ne me paraissant assez évidente… Tout ce qu’a dit Euloge de lui-même, je puis le dire de moi : je vivais comme on peut vivre quand la dernière étincelle de foi est éteinte. Par quel miracle la miséricorde divine m’a-t-elle ramené de si loin ? Je ne puis l’attribuer qu’à une seule chose : la bonté infinie de Celui qui a dit de Lui-même « Quoniam bonus, quoniam in saeculum misericordia ejus » et sa Toute-Puissance…

Pendant que j’étais à Paris, faisant imprimer mon voyage au Maroc, je me suis trouvé avec des personnes très intelligentes, très vertueuses et très chrétiennes ; je me suis dit : (pardonnez mes expressions, je répète tout haut mes pensées) « que peut-être cette religion n’était pas absurde », en même temps une grâce intérieure extrêmement forte me poussait ; je me mis à aller à l’église, sans croire, ne me trouvant bien que là et y passant de longues heures à répéter cette étrange prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites que je Vous connaisse… » L’idée me vint qu’il fallait me renseigner sur cette religion, où peut-être se trouvait cette vérité dont je désespérais ; et le mieux était de prendre des leçons.

Comme j’avais cherché un bon thaleb pour m’enseigner l’arabe, je cherchais un prêtre instruit pour me donner des renseignements sur la religion catholique… On me parla d’un prêtre catholique très distingué, ancien élève de l’École Normale ; je le trouvais à son confessionnal et lui dis que je ne venais pas me confesser, car je n’avais pas la foi, mais que je désirais avoir quelques renseignements sur la religion catholique…

Le Bon Dieu qui avait commencé si puissamment l’œuvre de ma conversion, par sa grâce intérieure si forte, qui me poussait presque irrésistiblement à l’
Église, l’acheva : le prêtre, inconnu pour moi, à qui Il m’avait adressé, qui joignait à une grande instruction une vertu et une bonté plus grandes encore, devint mon confesseur et n’a cessé d’être, depuis les quinze ans qui sont écoulés depuis ce temps, mon meilleur ami…

Aussitôt je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand, il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui…

Dans les commencements la foi eut bien des obstacles à vaincre ; moi qui avais tant douté, je ne crus pas tout en un jour ; tantôt les miracles de l’Évangile me paraissaient incroyables ; tantôt je voulais entremêler des passages du Coran dans mes prières. Mais la grâce divine et les conseils de mon confesseur dissipèrent ces nuages… Je désirais être religieux, ne vivre que pour Dieu et faire ce qui était le plus parfait, quoi que ce fût… Mon confesseur me fait attendre trois ans ; moi-même tout en désirant « m’exhaler devant Dieu en pure perte de moi », comme dit Bossuet, je ne savais quel ordre choisir : l’Évangile me montra que le « premier commandement est d’aimer Dieu de tout son cœur » et qu’il fallait tout enfermer dans l’amour ; chacun sait que l’amour a pour premier effet l’imitation ; il restait donc à entrer dans l’ordre où je trouverais la plus exacte imitation de Jésus. Je ne me sentais pour imiter sa vie publique dans la prédication ; je devais donc imiter la vie cachée de l’humble et pauvre ouvrier de Nazareth. Il me semblait que rien ne me présentait mieux cette vie que la Trappe.

J’aimais très tendrement ce que le bon Dieu m’avait laissé de famille ; je voulais faire un sacrifice pour imiter Celui qui en a tant fait, et je partis, il y a près de douze ans, pour une Trappe d’Arménie. J’y passais six ans et demi ; puis, désirant, pour ressembler encore à Jésus, un dénuement plus profond et une abjection plus grande, j’allai à Rome et obtins du Général de l’Ordre, la permission de me rendre seul à Nazareth et d’y vivre inconnu, en ouvrier de mon travail quotidien. Je restai là plus de quatre ans, dans une retraite, une solitude, un recueillement béni, jouissant de cette pauvreté et de cet abaissement que Dieu m’avait si ardemment désirer pour l’imiter. Il y a juste un an j’ai repris le chemin de la France, sur les conseils de mon confesseur, afin d’y recevoir les saints ordres ; je viens d’être ordonné prêtre et je fais des démarches pour aller continuer dans le Sahara « la vie cachée de Jésus à Nazareth, non pour prêcher, mais pour vivre dans la solitude, la pauvreté, l’humble travail de Jésus, tout en tâchant de faire du bien aux âmes, non par la parole, mais par la prière, l’offrande du Saint-Sacrifice, la pénitence, la pratique de la charité… »

Peut-être quand vous recevrez ceci, ne serai-je plus en France, car le Père Blanc, évêque du Sahara vient d’être nommé et s’il ne met pas de veto à mon projet, il peut m’appeler à Alger, pour s’entendre avec moi… Aussitôt que j’aurai les autorisations ecclésiastiques, j’aurai recours à vous avec une grande reconnaissance.

Pourquoi cette longue confession, mon cher ami ? Parce que, d’après les deux lettres que vous avez eu la grande bonté de m’écrire, il m’a semblé qu’il y a quelques traits très légers de ressemblance entre votre état d’esprit et celui où j’étais il y a quinze ans, très, très légers, bien heureusement : car votre foi n’est qu’un peu ébranlée, tandis que la mienne était morte ; et surtout votre vie est toute de vertu et de bonnes œuvres, tandis que la mienne était hélas, tout le contraire…

Cette paix infinie, cette lumière radieuse, ce bonheur inaltérable dont je jouis depuis douze ans, vous les trouveriez en marchant dans le chemin que le Bon Dieu m’a fait suivre ; prier, prier beaucoup ; prendre un bon confesseur, choisi avec grand soin, et suivre soigneusement ses conseils, comme on suit ceux d’un professeur : lire, relire, méditer l’Évangile et s’efforcer de le pratiquer. Avec ces trois choses vous ne pouvez manquer d’arriver rapidement à cette lumière qui transforme toutes les choses de la vie et fait de la terre un ciel, en y unissant notre volonté à celle de Dieu…

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :