ASDE 052 Scandaleuse Miséricorde

 

Extrait de ‘Scandaleuse miséricorde’

 

Le fan de Mère Teresa

 

Jim rêve de rencontrer Mère Teresa. Cette femme le fascine et il guette depuis longtemps le moment opportun d’aller la trouver. A trente-deux ans, l’homme est robuste et bien bâti, il respire la santé et la joie de ce solide bon sens qu’ont les Marines de l’armée américaine.

 

Le « Jour J » arrive pour lui : il a dix jours de permission et le voilà qui quitte sa base de militaire pour s’envoler vers Calcutta. Le choc culturel l’impressionne lorsque son taxi se fraie un chemin dans le dédale humide, torride et poussiéreux des rues de Calcutta. Il arrive devant la porte du couvent des Missionnaires de la Charité et il sonne. Une petite sœur indienne toute menue lui ouvre.

 

          Bonjour, ma sœur, je viens de loin et je souhaiterais rencontrer mère Teresa.

          Je suis désolée, Monsieur, Mère Teresa n’est pas ici, elle a dû partir pour Rome.

 

Pour Jim, c’est l’effondrement. Il a fait tous ces kilomètres pour trouver une absente. Il ravale sa salive, tente de digérer la déception et déclare après un certain silence :

 

          Bon, et bien comme je suis là, pourquoi ne pas rester quand même ? Pourrais-je vous aider de quelque manière ?

          Bien sûr !

 

Parmi les tâches proposées aux volontaires, s’occuper des mourants ne l’attire guère et il est nul en cuisine, alors il choisit le nettoyage de la maison.

 

On lui donne une petite cellule près de la porte d’entrée donnant sur la rue, mais les heures de vrai repos sont rares car le bruit est continuel. Le klaxon des rickshaws – scooters surmontés d’un léger toit avec deux places assises à l’arrière (des dangers publics !) – ne cesse jamais. Durant une semaine, Jim fait de son mieux. Loin des marbres rutilants de son Amérique natale, il tente d’oublier sa peur intrinsèque de contracter des microbes. La semaine écoulée, il apprend qu’il a une journée de libre. Parfait ! Cela va lui permettre de rassembler ses idées et de se préparer au départ. Toutefois, on le charge de répondre à la porte d’entrée, ce qui ne l’enchante guère car il ne pourra pas sortir en ville.

 

Ce matin-là, coup de sonnette, Jim ouvre la porte et qui voit-il ? Mère Teresa en personne. « J’hallucine ou quoi ? » se dit-il. Mère Teresa qui fait à peu près la moitié de sa taille, lève la tête et le regarde dans les yeux. Elle rayonne de bonté. Avec cet accent albanais inimitable qu’il a maintes fois entendu dans les reportages, à la grande surprise de Jim, elle lui lance sans ambages : « Venez avec moi, on a du travail ! » Chacun sait que le travail de Mère Teresa consistait à parcourir les bidonvilles de l’Inde à la recherche des plus pauvres des pauvres. Mère Teresa a parlé, il faut obéir… Jim n’ose pas ouvrir la bouche tant l’émotion l’a saisi. De plus, il ne comprend pas très bien où elle va, ni ce qui l’attend dans cette expédition pour le moins inattendue.

 

Mère Teresa marche d’un bon pas. A l’horizon se profile un pont. Peu à peu, l’air se charge d’une odeur pestilentielle. Visiblement, Mère Teresa se dirige vers ce pont, comme aimantée par quelque chose. Elle se trouve en terrain connu. Mais plus ils s’approchent du pont, plus l’odeur devient insupportable. Rien d’étonnant ! Arrivé sous le pont, Jim voit une forme allongée par terre. C’est un homme à demi nu, un peu âgé qui baigne dans ses excréments, ses urines, son vomi, sans parler de la crasse accumulée sur de misérables haillons depuis des mois, pour ne pas dire des années. L’Américain a un haut-le-cœur. Mais Mère Teresa, toute habituée qu’elle est à ce genre de situation, regarde le pauvre hère avec tendresse et, se tournant vers Jim, lui murmure : « Prenez-le » Jim hésite. « Le prendre ? Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? » Mais Mère Teresa a parlé, il faut obéir…

 

Jim se penche vers l’homme et le soulève légèrement, mais l’odeur est si forte qu’il détourne la tête avec dégoût. Il a envie de vomir. Il s’aperçoit que l’homme a de nombreuses escarres et que ses plaies infectées ont attiré les mouches. Jim se dit en lui-même : « Quoi que tu fasses, surtout, ne le touche pas ! ». Aussi tire-t-il les manches de sa chemise pour en couvrir ses mains et se protéger ainsi de tout contact avec l’homme. Puis il le soulève et le transporte aux côtés de Mère Teresa vers la maison des sœurs. Là, il le place sur une natte à même le sol dans une grande pièce où les Missionnaires de la Charité prennent soin des mourants. A ce moment-là, Mère Teresa lui dit : « Donnez-lui un bain. » Jim la regarde, ébahi, et, alors qu’il se tourne à nouveau vers le mourant, la même pensée s’impose à lui : « Pas question de toucher cet homme. » Toutefois, ne voulant pas décevoir Mère Teresa, il s’exécute. Il prend l’homme et l’allonge dans une baignoire pour le laver.

 

Est-ce la prière de Mère Teresa ? Jim est traversé par une pensée : « Cet homme va mourir bientôt… Ce serait terrible qu’en quittant ce monde, sa dernière image soit celle d’un homme jeune qui détourne la tête tellement il est dégoûté ! Et puis, si je le traite bien, une fois au Ciel, il priera pour moi ! » Toujours est-il que Jim se met à nettoyer l’homme de son mieux, en y mettant tout son cœur. A l’aide d’une éponge, il tamponne très délicatement ses plaies infectées, mais cela n’empêche pas que l’homme glisse à plusieurs reprises au fond de la baignoire. L’émotion grandit dans le cœur de Jim. « Comment puis-je être si égoïste ? Cet homme a besoin de savoir qu’il n’est pas seul. » Plaçant alors ses bras sous les épaules du mourant, il le soulève et fait couler une eau claire sur ses plaies. Puis il commence à le bercer dans ses bras.

 

A ce moment-là, l’homme se transforme : c’est maintenant Jésus lui-même qui gît devant ce grand Marine et qui le regarde avec une infinie douceur, Jésus qui se laisse laver avec reconnaissance. Jim tremble d’émotion. Il tient le Seigneur dans ses bras ! Non pas une vision, mais Jésus lui-même. Il a des trous dans les mains et dans les pieds. Son côté est transpercé. Son visage tuméfié porte des traces de coups. Jim n’en croit pas ses yeux, il est fasciné. Il lève la tête vers Mère Teresa comme pour la prendre à témoin. Mais avant même qu’il ouvre la bouche, elle lui dit avec un très doux sourire : « Vous l’avez vu n’est-ce pas ? » Elle savait. Lorsque Jim baisse à nouveau son regard, l’homme est redevenu le pauvre indien mourant. Les sœurs de Mère Teresa s’empressent alors auprès de lui et Mère Teresa s’éclipse.

 

Mission accomplie. Jim rentre dans sa petite cellule. Un vrai séisme a saisi ses pensées et ses sentiments, et il met quelques heures à se remettre du choc. « Que m’est-il arrivé ? » se demande-t-il. Il veut en avoir le cœur net, il n’est pas militaire pour rien, il doit comprendre, il doit trouver Mère Teresa qui va sûrement lui expliquer… Il accoste une sœur qui passe et lui demande :

 

      « Ma sœur, je souhaite voir Mère Teresa avant de partir, pouvez-vous lui dire que Jim désire lui parler ? »

      « Je suis désolée, mon frère, mais Mère Teresa n’est pas ici, elle est encore à Rome pour quelques jours. »

      « Pas du tout, j’étais avec en ville ce matin et nous avons même ramené un mourant ensemble. C’est sûr, elle est là ! »

 

La sœur marque un temps de silence et, avec un humble sourire, déclare à Jim : « Ah oui… Je comprends… Elle fait cela quelques fois ! »

 

Parmi les marines de San Francisco, il s’en trouve un désormais qui a réalisé son rêve au-delà de toute espérance, et sa vie ne sera plus jamais la même.

 

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