Sœur Marie Lataste
Lettre 29
Sujets de la tristesse de Marie.
Monsieur le Curé,
Votre bonté et votre charité, tous les égards que vous avez pour moi et l’intérêt immense que vous me témoignez pour le salut de mon âme me couvrent de honte et de confusion, car je suis une pauvre pécheresse. Comment vous témoigner toute ma reconnaissance ? Dieu seul voit combien elle est grande et sincère. Je vous supplie d’en agréer l’expression et l’assurance que je vous renouvelle en ce moment par écrit.
Pour vous montrer combien j’ai une entière confiance en vous, je veux vous dire aujourd’hui tout ce que je découvrirai de plus intime en mon cœur par rapport à cette tristesse que vous avez su apercevoir en moi et que bien peu eussent dû remarquer. Si je ne vous en ai jamais rien dit, je vous l’avouerai sincèrement, ce n’était pas manque de confiance en vous, j’ai dû vous montrer plus d’une fois combien je m’en rapportais entièrement à vous. C’eût été même un grand soulagement pour mon esprit de vous en entretenir dans les épreuves qui se succèdent alternativement ; mais je comprenais que le nombre de mes peines provenait de mon peu de vertu, et je m’appliquai plutôt à faire des actes de vertu qu’à me procurer des consolations.
Vous désirez connaître le sujet et la nature de ma tristesse ; je veux vous l’apprendre en quelques mots. La tristesse que vous avez remarquée dans mon extérieur est différente de cette tristesse mélancolique accablante qui rend incapable de tout. Cependant, je suis quelquefois bien accablée et bien languissante ; mais alors, épanchant mon cœur dans le sein de la miséricorde de Dieu, il daigne le consoler et le fortifier, et il demeure content malgré tout ce qui peut lui arriver de fâcheux et de pénible.
La tristesse que vous croyez apercevoir en moi est moins tristesse que caractère.
Quand j’étais enfant, vers l’âge de douze ou treize ans, mon caractère sérieux, morne et empreint de stupidité a été pour moi le sujet de grandes mortifications. Lorsque je voyais des esprits doués de qualités si agréables et que le monde aime et estime, j’aurais voulu être comme eux, et ne le pouvant pas, sans éprouver de la tristesse, j’étais naturellement grave et sérieuse pour chercher à devenir comme eux. Peine inutile, je ne pouvais y parvenir.
Le Sauveur Jésus est venu m’instruire, et j’ai perdu ce désir des qualités naturelles, parce que, selon ses avis et ses conseils, il valait mieux préférer l’humilité, la simplicité à la ruse, au talent et à l’esprit du monde.
Je n’ai point cette humilité ni cette simplicité, mais je la désire de tout mon cœur, je la cherche, et jusqu’à ce que je l’aie trouvée, je crois qu’on remarquera en moi cette préoccupation qui n’est point défendue et qui n’est point tristesse.
Ma mère était peinée et attristée en me voyant silencieuse quand j’aurais pu ou dû lui parler. J’en étais vivement peinée moi-même ; mais, je ne sais pourquoi, chaque fois que je me trouve avec ma mère et ma sœur, je ne puis guère m’exprimer, j’ai beaucoup de peine à trouver la parole. Quand je suis seule avec des personnes étrangères pour entretenir la conversation, j’ai plus de courage et de facilité. Mais si je puis ou dois parler de religion, comme par exemple en enseignant le catéchisme à de petits enfants, je le fais avec facilité et abondance de paroles. Je suis à mon aise et je ne me trouve nullement embarrassée.
Aujourd’hui, je suis moins gênée que jamais sous le rapport de la parole, il me semble que j’acquerrai encore plus de facilité.
Mais vous apercevez encore quelque chose en moi que vous appelez tristesse et qui ne l’est point ; ce que vous apercevez en moi et qui se traduit pour vous sur ma figure en caractères sensibles, c’est ce désir que j’ai de m’unir de plus en plus à Dieu. Je sens que je ne suis pas à ma place. Dieu m’a donné une vocation, et je voudrais déjà être à même de pouvoir la réaliser.
Cependant, je vous le dis en toute sincérité, je n’ai pas de désir au-dessus de celui de la volonté de Dieu. J’attends son heure. Dans le monde rien ne me plaît et rien ne me déplaît. Je tâche de supporter avec humilité son mauvais esprit et fais tous mes efforts pour aviser à ne point tomber dans ses filets.
Ce qui me rend peut-être aussi concentrée en moi-même, c’est ce que j’éprouve depuis si longtemps et que je garde silencieusement en mon cœur sans en rien découvrir à personne. Je voudrais en parler que je ne le pourrais pas ; mais je puis vous dire tout et je le fais sans aucune difficulté. Je ne sais rien dans les sciences naturelles, nul ne m’a jamais rien appris, et quand mon esprit s’arrête à la contemplation de l’univers, je confesse mon ignorance, sans honte à l’extérieur et en me réjouissant dans le plus intime de mon âme au souvenir de cette parole de l’éternelle vérité : Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est pour eux.
Le Sauveur Jésus m’instruit dans l’ordre surnaturel ; tout ce que je sais, c’est lui qui me l’a appris d’une manière parfaite. Là, mon esprit et mon cœur se trouvent à l’aise et ils ne désirent rien de plus. Quand Jésus me parle, il me semble que je suis sans mouvement, au moins quand je n’ai pas le malheur d’être sans attention pour sa parole.
Ce qui me rend encore ainsi concentrée en moi-même, c’est de me voir quelquefois abandonnée, délaissée, faible, languissante, exposée à toutes sortes de tentations, à mille ennemis, en lutte avec moi-même ; c’est aussi l’humiliation que j’éprouve par la crainte d’être trompée. Néanmoins, Monsieur, je vous assure que toutes ces choses n’enlèvent point la paix ni le calme de la partie supérieure de mon âme. Les grâces que m’accorde le Sauveur, la suavité de sa parole ou de sa présence me conservent intérieurement calme et tranquille. Je me repose sans inquiétude dans la volonté de Dieu, mon père du ciel ! Je sais que tout ce qui m’advient, il le veut, autant pour sa gloire que pour mon salut, et je l’en remercie ! Un père ne fait rien contre les intérêts de son enfant, s’il est vraiment père, c’est-à-dire s’il a un cœur bon, tendre et affectueux ; et qui jamais pourra comparer sa bonté à la bonté de Dieu ? Aussi, je ne crains rien, je ne suis point inquiète, je suis pleine de confiance, je conserve la tranquillité en mon âme et la joie dans mon cœur, bien que je n’en manifeste rien extérieurement.
Ce que vous avez aperçu en moi n’est donc point une vraie tristesse. Aussi n’y a-t-il là non plus rien qui puisse alarmer ma mère ni ma famille. On n’est point surpris de me voir ainsi grave et retenue, pourvu que le sourire vienne sur mes lèvres quand je parle ou qu’on m’adresse la parole. Je n’ai jamais habitué personne à trouver en moi de ces démonstrations de joie telles qu’on en trouve en d’autres personnes. Je me contente de sourire doucement, sans affectation ni recherche, et de faire bonne figure à tout le monde. Je me garde de témoigner trop d’affection à mes parents pour ne point m’attacher trop leur cœur. J’embrasse ma mère tous les jours pour qu’elle ne doute point de mon affection ; mais je ne suis point esclave près d’elle. Je serais trop gênée plus tard comme à présent. Néanmoins, Monsieur, si ma sœur n’était point près de ma mère, je lui consacrerais tous mes soins ; mais vous vous rappelez ce que m’a dit le Sauveur Jésus à cet égard.
Recevez, Monsieur le Curé, l’assurance de ma plus haute considération, avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
Votre très humble servante,
Marie.
Mimbaste, 5 mars 1843.
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Lettre 30
Réponse à un vicaire général
Des devoirs d’un vicaire général
Monsieur le Curé,
Je vous envoie la réponse que le Sauveur Jésus fait à M. l’abbé ***, vicaire général.
« Mon fils, c’est par l’entremise de ma servante très fidèle, à qui vous vous êtes adressé, que je vous fais parvenir ma réponse.
« Je commence, mon fils, par vous rendre témoignage : vous êtes bon, vous l’êtes non seulement intérieurement et devant Dieu, vous l’êtes aussi devant les hommes qui connaissent votre bonté. Mais il ne suffit pas d’être bon pour soi-même et en soi-même, il faut encore être bon pour les autres et envers les autres. Je ne veux pourtant pas vous accuser de méchanceté ni de mollesse envers autrui ; de pareils sentiments sont éloignés de vous, car vous aimez Dieu, vous aimez le prochain, et l’amour de Dieu et du prochain vous empêcheraient de jamais rien faire contre vos frères. Mais, vous le savez, les obligations de chaque individu sont en rapport avec les emplois qu’il occupe ; plus les emplois sont relevés et plus les obligations sont considérables. Or, pensez-vous que ce soit pour vous seul que vous occupiez la charge qui vous est confiée ? Non, mon fils, vous auriez pu vous sauver dans un rang plus humble et dans l’obscurité de la vie. Dieu vous a élevé afin que vous accomplissiez ses desseins sur autrui.
« Mon fils, tout homme est homme, et parce qu’il est homme ses lumières sont toujours bornées, son esprit et sa volonté sont sujets à l’erreur. Vous n’êtes point évêque ; par conséquent il ne vous appartient pas de gouverner seul le diocèse ; mais l’emploi que vous occupez demande que vous prêtiez à votre évêque vos lumières et que vous lui fassiez sur son gouvernement ou son administration les réflexions que vous croirez devoir lui faire après y avoir mûrement réfléchi devant Dieu.
« Or, c’est en cela que vous êtes en défaut.
« Quelque savant et éclairé que soit votre évêque, il est homme, et parce qu’il est homme, il est comme tous les hommes sujet à errer, et ses actions comme les actions de qui que ce soit peuvent devenir l’objet de la censure des meilleurs hommes de bien, s’il erre en les faisant. Or, de même qu’un homme sage demande toujours conseil et avis avant que d’agir pour une action importante, de même un homme de bien doit toujours dire à ce sujet sa pensée et son jugement, selon les lumières de la raison et de la foi, quand on lui demande son avis.
« Pour vous, mon fils, comme tous ceux qui se trouvent dans une position semblable à la vôtre, quand bien même votre évêque ne demanderait point votre avis, vous êtes obligé de lui dire franchement votre pensée quand, dans sa manière d’agir, vous trouvez quelque chose qui n’est point ou nécessaire ou raisonnable. Vous ne devez point en cela user d’opiniâtreté, mais de fermeté.
« Quand un homme est sage et qu’il voit une chose qui n’est pas bien et qui ne le concerne nullement, il passe outre sans y aviser ou y arrêter son attention. Mais quand cette chose le concerne, il l’examine, il l’étudie, il la pèse au poids de la raison et de la foi, puis il porte son jugement, qu’il fait connaître et qu’il défend avec fermeté, quand même on ne le lui demandera pas.
« Et vous, mon fils, avez-vous cette fermeté, avez-vous le courage de la parole, ne vous contentez-vous pas de dire les choses à demi ou de ne rien dire ? N’adhérez-vous pas trop facilement au jugement d’autrui, quand même le vôtre vous paraît plus fondé ? Pourquoi agissez-vous ainsi ? Serait-ce par crainte de perdre les bonnes grâces de votre évêque ? Un homme de bien ne craint point la perte de sa dignité, ni celle de l’amitié d’un homme plus puissant que lui quand il doit accomplir ses fonctions d’homme sage, de conseiller sincère et d’ami de la vérité.
« Ne vous serait-il pas glorieux, mon fils, d’être déposé de vos fonctions pour avoir été le soutien de la vérité ?
« Vous croyez bien faire en agissant comme vous le faites, et vous faites mal. Vous croyez être agréable à votre évêque, et vous faites son tourment en l’abandonnant à son jugement ! Combien de déboires vous lui eussiez épargnés par un peu plus de franchise et moins de flatterie !
« Êtes-vous donc son conseiller en faisant comme vous faites, ou bien son courtisan ? Un roi, mon fils, peut avoir des flatteurs et n’en être point fâché ; un évêque n’en doit point avoir, il doit s’en défier constamment, et, s’il en trouve, les repousser loin de lui.
« Soyez le bras droit de votre évêque, mon fils ; prêtez-lui le secours de vos lumières et de votre jugement ; parlez-lui toujours selon la vérité de votre pensée et la fermeté que doit vous donner votre caractère de chrétien revêtu de mon sacerdoce.
« Si vous agissez ainsi, vous me serez agréable ; craignez en agissant autrement d’encourir la disgrâce de mon Père qui règne au ciel, et d’être plus tard trouvé trop léger quand vous serez mis dans la balance de sa justice.
« Je vous bénis, mon fils ; conservez avec soin mes paroles, et faites-leur porter du fruit au centuple. »
Voilà, Monsieur le Curé ; ce que le Sauveur Jésus m’a dit pour cet ecclésiastique. J’ai parlé au Sauveur selon les prescriptions que vous m’aviez faites ; je transcris fidèlement aussi ce que m’a dit le Sauveur.
Veuillez agréer, Monsieur le Curé, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués et les plus respectueux. N’oubliez pas dans vos prières, et recommandez aussi à celles de cet ecclésiastique,
Votre très humble servante,
Marie.
Mimbaste, 28 mars 1843.