Spontanéité et pluralisme du peuple de Dieu
(5ème et dernière partie)
De saint Josemaria Escriva
Extraits du livre
Entretiens
Il y a, en même temps, d’autres aspects du même processus de développement ecclésiologique, qui représentent de magnifiques acquisitions doctrinales auxquelles indubitablement Dieu a voulu que contribue, pour une part qui n’est peut-être pas médiocre, le témoignage de l’Opus Dei, de sa vie et de son esprit, à côté d’autres apports précieux, d’initiatives et d’associations apostoliques non moins méritoires. Mais ce sont des acquisitions doctrinales qui demanderont peut-être pas mal de temps avant de s’incarner réellement dans la vie totale du Peuple de Dieu. Vous avez vous-même rappelé, dans vos questions précédentes, quelques-unes de ces acquisitions: le développement d’une authentique spiritualité laïque ; la compréhension de la tâche ecclésiale particulière — non pas ecclésiastique ou officielle — propre aux laïcs ; la distinction des droits et des devoirs du laïc en tant que laïc ; les rapports hiérarchie-laïcat ; l’égalité en dignité et la complémentarité des tâches de l’homme et de la femme dans l’Église ; la nécessité d’aboutir à une opinion publique ordonnée dans le Peuple de Dieu, etc.
Tout cela constitue évidemment une réalité très fluide, et parfois non exempte de paradoxes. Une même chose, qui, formulée il y a quarante ans, scandalisait tout le monde, ou presque tout le monde, ne surprend presque plus personne aujourd’hui, mais, en revanche, très peu nombreux sont encore ceux qui la comprennent à fond et qui la vivent d’une manière ordonnée.
Je m’expliquerai mieux à l’aide d’un exemple. En 1932, exposant à mes fils de l’Opus Dei quelques-uns des aspects et conséquences de la dignité et de la responsabilité particulières que le baptême confère aux personnes, je leur écrivais dans un document: « Il faut repousser le préjugé suivant lequel les fidèles ordinaires ne peuvent rien faire d’autre qu’aider le clergé, dans des apostolats ecclésiastiques. Il n’y a aucune raison pour que l’apostolat des laïcs soit toujours une simple participation à l’apostolat hiérarchique: il leur incombe le devoir de faire, eux aussi, de l’apostolat. Et cela, non en vertu d’une mission canonique reçue, mais parce qu’ils font partie de l’Église ; cette mission ils la remplissent à travers leur profession, leur métier, leur famille, leurs collègues, leurs amis. »
Personne aujourd’hui, dans l’Église, après les solennels enseignements de Vatican II, ne remettra sans doute en question l’orthodoxie de cette doctrine. Mais combien ont abandonné réellement leur conception unique de l’apostolat des laïcs comme action pastorale organisée de haut en bas ? Combien, dépassant la conception monolithique de l’apostolat laïc, comprennent qu’il peut et qu’il doit même y en avoir un qui ne nécessite ni structures rigides et centralisées, ni missions canoniques, ni mandats hiérarchiques ? Combien sont-ils ceux qui qualifient le laïcat de longa manus Ecclesiae ? Ne confondent-ils pas en même temps, dans leur esprit, le concept d’Église Peuple de Dieu avec celui plus limité de hiérarchie ? Ou encore, combien de laïcs comprennent-ils pleinement que, si ce n’est dans une communion délicate avec la hiérarchie, ils n’ont pas le droit de revendiquer leur sphère légitime d’autonomie apostolique ?
De telles considérations pourraient être formulées par rapport à d’autres problèmes, car il y a beaucoup, beaucoup à faire encore, tant pour ce qui est de l’exposé doctrinal indispensable que pour ce qui est de l’éducation des consciences et même de la réforme de la législation ecclésiastique. je demande souvent au Seigneur — la prière a toujours été ma grande arme — que l’Esprit Saint assiste son Peuple, et spécialement la hiérarchie, dans l’exécution de ces tâches. Et je Lui demande également de se servir encore de l’Opus Dei, pour que nous puissions contribuer et aider, dans toute la mesure de nos forces, à ce difficile, mais magnifique processus de développement et de croissance de l’Église.
Comment l’Opus Dei s’insère-t-il dans 1’oecuménisme ? me demandez-vous également. Je rapportais l’an dernier à un journaliste français — et je sais que l’anecdote a eu des échos, jusque dans des publications de nos frères séparés — qu’un jour, encouragé par l’accueil affable et paternel de Sa Sainteté, j’ai expliqué au pape Jean XXIII: « Saint-père, dans notre Œuvre, tous les hommes, catholiques ou non, ont toujours trouvé une demeure accueillante: je n’ai pas appris l’œcuménisme de Votre Sainteté. » Il eut un rire ému, car il savait que, dès 1950, le Saint-Siège avait autorisé l’Opus Dei à recevoir, comme coopérateurs, les non-catholiques et même les non-chrétiens.
Nombreux sont en effet — et il n’y manque même pas des pasteurs, voire des évêques de diverses confessions — les frères séparés qui se sentent attirés par l’esprit de l’Opus Dei et qui collaborent à nos apostolats. Et l’on assiste de plus en plus fréquemment — à mesure que les contacts se multiplient — à des manifestations de sympathie et d’intelligence cordiale, suscitées par le fait que les membres de l’Opus Dei se proposent d’accomplir dans leur vie, simplement et en toute responsabilité, les engagements et les exigences baptismales du chrétien, et qu’ils y concentrent leur spiritualité. La recherche de la sainteté chrétienne et de l’apostolat, en veillant à sanctifier le travail professionnel ; le fait de vivre au milieu des réalités séculières en respectant leur autonomie, mais en les traitant dans un esprit et avec un amour qui sont propres aux âmes contemplatives ; la primauté que, dans l’organisation de nos travaux, nous accordons à la personne, à l’action de l’Esprit dans les âmes, au respect de la dignité et de la liberté qui découlent de la filiation divine du chrétien ; le fait de défendre, contre la conception monolithique et institutionnaliste de l’apostolat des laïcs, la légitime capacité d’initiative dans le respect nécessaire du bien commun: tout cela et d’autres aspects encore de notre façon d’être et de travailler sont des points d’accord faciles, où les frères séparés découvrent — vécues et éprouvées par les ans — une bonne partie des bases doctrinales sur lesquelles eux-mêmes et nous, les catholiques, avons fondé tant d’espoirs œcuméniques.
Pour changer de sujet, nous aimerions connaître votre opinion sur l’Église en ce moment. Comment la qualifieriez-vous exactement ? Quel rôle peuvent à présent jouer, croyez-vous, les tendances qu’on a nommées, d’une manière générale, « progressiste » et « intégriste » ?
— À mon sens, le moment présent de l’Église sur le plan doctrinal pourrait être qualifié de positif et, en même temps de délicat, comme il en va pour toutes les crises de croissance. Positif, sans aucun doute, car les richesses doctrinales du concile Vatican II ont placé l’Église tout entière — le Peuple sacerdotal de Dieu tout entier — face à une étape, extrêmement prometteuse, de fidélité renouvelée au plan divin de salut qui lui a été confié. Moment délicat aussi, car les conclusions théologiques auxquelles on a abouti, ne sont pas de caractère — si l’on permet l’expression — abstrait ou théorique. Il s’agit, au contraire, d’une théologie vivante, c’est-à-dire qui entraîne des applications immédiates et directes d’ordre pastoral, ascétique et disciplinaire, qui touchent au plus intime la vie interne et externe de la communauté chrétienne — liturgie, structures organisant la hiérarchie, formes apostoliques, magistère, dialogue avec le monde, oecuménisme, etc. — et, par conséquent, aussi, la vie chrétienne et la conscience même des fidèles.
L’une et l’autre réalités en appellent à notre âme: l’optimisme chrétien — la certitude joyeuse que l’Esprit Saint fera fructifier pleinement la doctrine dont il a enrichi l’Épouse du Christ — et aussi la prudence de la part de ceux qui cherchent ou gouvernent, parce que, spécialement de nos jours, l’absence de sérénité et de mesure dans l’étude des problèmes pourrait causer un dommage immense.
Quant aux tendances que vous appelez intégriste et progressiste, il m’est difficile de donner une opinion sur le rôle qu’elles peuvent jouer en ce moment, car, depuis toujours, j’ai repoussé la convenance et même la possibilité d’établir des catégories ou des simplifications de ce genre. Cette division — que l’on pousse parfois jusqu’au véritable paroxysme ou que l’on essaie de prolonger, comme si les théologiens et les fidèles en général étaient voués à une perpétuelle orientation bipolaire — me paraît obéir, au fond, à la conviction que le progrès doctrinal et vital du Peuple de Dieu résulte d’une tension dialectique permanente. Moi, en revanche, je préfère croire — de toute mon âme — à l’action de l’Esprit Saint, qui souffle où il veut et sur qui il veut.