Grandeur de la vie ordinaire
Partie 2a
De saint Josemaria Escriva
Extraits du 1er livre posthume
Amis de Dieu
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Vous ne connaissez que trop bien les obligations de votre chemin de chrétiens, qui vous conduisent sans répit et avec calme à la sainteté, Vous êtes aussi préparés à presque toutes les difficultés, parce qu’on les aperçoit dès le début du chemin. J’insiste maintenant auprès de vous pour que vous vous laissiez aider, guider, par un directeur de conscience, auquel vous confierez tous vos projets saints et les problèmes quotidiens qui affectent votre vie intérieure, les échecs que vous essuyez et toutes vos victoires.
Montrez-vous toujours très sincères dans cette direction spirituelle : ne vous accordez rien sans le dire, ouvrez totalement votre âme, sans crainte ni honte.
Pensez que sinon, ce chemin si plat et carrossable se complique, et ce qui au début n’était rien, finit par devenir un nœud qui étouffe. « Ne pensez pas que ceux qui se perdent sont victimes d’un échec subit ; chacun d’eux s’est égaré au début de son parcours, ou a négligé son âme pendant longtemps, si bien que la force de ses vertus s’étant affaiblie progressivement, et celle des vices ayant au contraire grandi petit à petit, il s’est lamentablement effondre… Une maison ne s’écroule pas d’un seul coup à la suite d’un accident imprévisible: ou bien ses fondations étaient déjà défectueuses, ou bien l’incurie de ceux qui y habitaient s’est prolongée trop longtemps, de sorte que les détériorations, très petites au début, ont attaqué progressivement la solidité de la charpente; du coup, quand l’orage est survenu ou que les pluies torrentielles ont redoublé, la maison s’est irrémédiablement effondrée, mettant en évidence que la négligence venait de loin. »
Vous souvenez-vous de l’histoire du gitan qui alla se confesser ? On ne parle jamais d’une confession, mais celle-là n’est qu’une histoire, une anecdote amusante. Sans compter que j’ai beaucoup d’estime pour les gitans, Le pauvre petit ! Il était vraiment repentant. « Monsieur le curé, je m’accuse d’avoir volé un licou… — peu de chose, n’est-ce pas ? — ; et derrière il y avait une mule… ; et derrière un autre licou… ; et encore une mule. » Et comme cela jusqu’à vingt. Mes enfants, il en va de même dans notre conduite. Dès que nous nous accordons le licou, tout le reste vient après ; toute une théorie de mauvaises inclinations, de misères viennent ensuite, qui avilissent et qui font honte ; et la même chose se produit dans nos rapports avec les autres : l’on commence par un petit affront et l’on finit par se tourner le dos dans la plus glaciale indifférence.
« Attrapez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vignes, de nos vignes en fleur. » Soyons fidèles dans les petites choses, très fidèles dans les petites choses. Si nous faisons cet effort, nous apprendrons aussi à courir avec confiance dans les bras de la Vierge Marie, comme ses enfants. Ne vous rappelais-je pas au début que nous avons tous très peu d’années, celles que nous vivons décidés à fréquenter intimement Dieu ? Il est donc raisonnable que notre misère et notre petitesse cherchent à approcher la grandeur et la sainte pureté de la Mère de Dieu, qui est aussi notre Mère.
Je peux vous raconter une autre anecdote vraie. Je le peux parce que des années, bien des années se sont déjà écoulées depuis que cela est arrivé, et parce que le contraste et la dureté des expressions vous aideront à réfléchir. J’étais en train de prêcher une retraite à des prêtres de différents diocèses. J’allais les chercher avec affection et avec intérêt pour qu’ils viennent parler, soulager leur conscience. Car les prêtres ont besoin, eux aussi, du conseil et de l’aide d’un frère, je commençais à parler avec l’un d’eux, quelque peu rude, mais très noble et très sincère ; avec délicatesse et clarté je le poussais un peu à parler, afin de panser les blessures qu’il pouvait avoir en lui, dans son cœur, A un certain moment il m’interrompit a peu près en ces termes : « je suis très jaloux de mon ânesse ; elle a rendu des services paroissiaux dans sept cures et il n’y a rien à en redire. Ah si j’en avais fait autant ! »
Examine-toi à fond ! Peut-être ne méritons-nous pas non plus l’éloge que cette petite cure de campagne faisait de son ânesse. Nous avons travaillé tellement, nous avons occupé tels postes de responsabilité, tu as triomphe dans telle entreprise humaine et dans telle autre…, mais examine-toi dans la présence de Dieu. Ne découvres-tu pas quelque chose que tu aies à regretter ? As-tu vraiment essayé de servir Dieu et les hommes, tes frères, ou bien as-tu favorisé ton égoïsme, ta gloire personnelle, tes ambitions, ton succès exclusivement terrestre et tristement périssable ?
Si je vous parle un peu crûment c’est parce que je veux faire moi-même une fois de plus un acte de contrition très sincère, et parce que je voudrais que chacun de vous demande aussi pardon. A la vue de nos infidélités, à la vue de tant d’erreurs, de faiblesses, dé lâchetés — chacun les siennes répétons de tout notre coeur au Seigneur ce cri de contrition de Pierre : « Domine, tu omnia nosti, tu scis quia amo te ! » Seigneur, Tu sais tout, Tu sais que je T’aime, malgré mes misères ! Et j’ose ajouter : Tu sais que je T’aime justement à cause de mes misères, car elles m’amènent à m’appuyer sur Toi, Toi qui es la force : « quia Tu es, Deus, fortitudo mea – car tu es, mon Dieu, ma force ». Et, à partir de là, nous recommençons.
Vie intérieure. Sainteté dans les tâches ordinaires, sainteté dans les petites choses, sainteté dans le travail professionnel, dans les efforts de chaque jour… ; sainteté pour sanctifier les autres. Un jour, un de mes amis — je n’en finis pas de bien le connaître — rêvait qu’il volait en avion à très grande altitude. Il ne se trouvait pas à l’intérieur, dans la cabine, mais assis sur les ailes. Pauvre malheureux, comme il souffrait et comme il avait peur ! Notre Seigneur lui faisait comprendre en quelque sorte que les âmes sans vie intérieure ou qui la négligent avancent ainsi, incertaines et angoissées, en altitude divine, avec le risque permanent de s’écraser, dans la souffrance et l’incertitude.
Et je pense, en effet, qu’un grand danger de s’égarer menace ceux qui se jettent dans l’action — dans l’activisme ! — et se passent de la prière, du sacrifice et des moyens indispensables pour obtenir une piété solide, c’est-à-dire le recours fréquent aux sacrements, la méditation, l’examen de conscience, la lecture spirituelle, la fréquentation assidue de la très Sainte Vierge et des Anges gardiens… Tout ceci contribue en outre, avec une efficacité irremplaçable, à rendre la journée du chrétien tellement agréable, car c’est de la richesse de sa vie intérieure que proviennent la douceur et le bonheur de Dieu, comme le miel coule de la ruche.
Dans sa propre intimité, son comportement extérieur, ses rapports avec les autres, son travail, chacun de nous doit essayer de se tenir continuellement en présence de Dieu, par une conversation — un dialogue — qui ne se manifeste pas extérieurement. Mieux encore, par un dialogue qui d’ordinaire s’exprime sans bruit de paroles, mais doit néanmoins se remarquer à la ténacité et au tendre empressement que nous mettrons à bien achever toutes nos tâches, aussi bien les plus importantes que les plus insignifiantes. Si nous n’agissions pas avec cette ténacité nous serions peu cohérents avec notre condition d’enfant de Dieu, parce que nous aurions gaspillé les ressources que le Seigneur a providentiellement mises à notre portée, pour que nous arrivions à « constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ ».