LIBER QUOESTIONUM
de Sainte Brigitte
Partie 2
VI. Le moine reprit : Pourquoi, parmi les enfants, les uns meurent-ils avant de naître, quoique doués d’une âme, et les autres reçoivent-ils le baptême ? Pourquoi permettre la ruine du juste et la fortune de l’impie ? Pourquoi la peste, la famine, la mort imprévue et le meurtre ?
– L’enfant meurt avant de naître, répondit le Juge, soit à cause des péchés des parents, soit par l’intervention de ma justice. Quoiqu’il ne puisse pas jouir de la vision béatifique, je le traite avec miséricorde. Les justes doivent désirer l’affliction, à l’égal d’un bien. S’ils la tolèrent sans en comprendre l’effet, il viendra un jour où, comme l’enfant devenu homme, ils verront la nécessité de la discipline qui les a formés. La tribulation épargne les impies, parce qu’elle les rendrait plus méchants encore. Les hommes sont frappés par la peste et la famine, afin que ceux qui ne confessent pas le Seigneur dans la joie le confessent dans l’adversité. Si les mortels savaient l’instant de leur mort, ils serviraient Dieu par crainte, au lieu de le servir par charité. D’ailleurs, n’est-il pas équitable que la créature soit frappée d’incertitude, puisqu’elle s’est éloignée de la certitude ? Quant aux meurtres, ils sont permis pour l’épreuve des justes ou pour la damnation méritée des serviteurs de Satan.
VII. Pourquoi, ajouta le religieux, y a-t-il au monde des choses belles et d’autres viles ? Pourquoi moi qui suis beau, riche et de sang noble, ne pourrai-je pas suivre le sentiment du monde, et m’élever au-dessus du vulgaire ? Pourquoi ne pas me préférer à autrui, puisque j’ai droit à plus d’honneurs ? Pourquoi ne pas rechercher la gloire que je mérite ? Pourquoi ne pas demander un salaire, si je rends service ?
– Les biens de ce monde ne sont utiles qu’à ceux qui les méprisent, répondit le Juge. Tout homme est conçu dans l’iniquité. Sa volonté ne peut rien au sang dont il naît. Si le noble est supérieur au roturier, il doit craindre que le jugement suprême ne soit d’autant plus rigoureux à son égard qu’il a reçu davantage ; en dehors du nécessaire, l’homme ne possède que pour donner. S’enorgueillir de richesses, prêtées par la Providence serait une usurpation, et rechercher sa propre louange une tromperie ; Dieu seul, source de toute bonté, est bon par essence. Si l’on réclame une récompense temporelle pour des services de charité, on se prive du salaire éternel.
VIII. Pourquoi, argumenta le docteur, permettez-vous le culte des idoles ? Pourquoi ne pas révéler votre gloire à l’homme afin qu’il vous désire ? Pourquoi ne pas lui montrer les anges, les saints, les démons et les peines éternelles ? Cela le porterait au bien.
– En foudroyant les idoles, répliqua le Juge, j’attenterais à la liberté de l’homme et lui ferais une injure indigne de ma justice. Si je lui apparaissais dans ma gloire entouré de ma cour, il mourrait de joie. Mes saints se révèlent à lui sous un voile conforme à son infirmité, afin que leur beauté ne le distraie pas du culte de Dieu. La vue de l’enfer le laisserait en proie à une terreur qui détruirait sa charité. D’ailleurs, s’il contemplait le monde futur, où serait le mérite de sa foi, le travail de son amour ?
IX. Pourquoi, poursuivit le moine, l’inégalité des dons divins ? Pourquoi Marie est-elle préférée aux autres créatures ? Pourquoi l’ange, pur esprit, vit-il dans la joie, tandis que l’homme passe son existence à souffrir, sous une enveloppe de terre ? Pourquoi la raison accordée à la race d’Adam est-elle refusée aux animaux ? Pourquoi la vie donnée aux bêtes manque-t-elle aux créatures insensibles ? Pourquoi la lumière du jour fait-elle place à la nuit ?
– La prescience divine, dit le Juge, n’est pas cause de la perte des hommes. Nul n’égale Marie en gloire, parce que nul ne l’a égalée en amour. La révolte de quelques-uns des esprits créés avant le temps (1) a introduit le mal dans la création. Parmi les anges, les superbes que rien n’excitait an mal, sinon le dérèglement de leur volonté, sont punis sans rémission ; les humbles jouissent de Dieu dans la stabilité, qu’un acte irrévocable de leur volonté leur assure à jamais. Les souffrances imposées à l’homme par son enveloppe corporelle lui inspirent l’humilité et l’aident à mériter la gloire éternelle. Les animaux n’ont point de raison, afin que l’homme puisse les dominer. Tout ce qui vit et doit mourir se meut, s’il n’en est empêché par quelque obstacle. La matière inanimée n’a point de mouvement volontaire, parce qu’elle se révolterait contre les fils d’Adam. La nuit invite au repos, sans lequel l’âme infatigable briserait le corps. La lumière figure le jour éternel des élus et aide l’homme à supporter ses peines. Par son péché il avait perdu les clartés du paradis; les ténèbres de la terre le lui rappellent.
(1) Brigitte n’entend pas par-là que les anges soient co-éternels à la Sainte Trinité. Elle dit seulement avec beaucoup de théologiens qu’ils furent créés avant notre monde. Saint Thomas, sans se prononcer d’une façon absolue, n’est pas de ce sentiment. Voici la conclusion (P. I, q. LXI, art. 3) sur cette matière: Cum angeli ad universi perfectionem creati fuerint, probabilis est illos fuisse a Deo creatos cum ipso universo, quam ante.
X. Pourquoi, continua le théologien, avez-vous revêtu votre divinité de la nature humaine ? Comment peut-elle contenir et ne point être contenue ? Pourquoi n’êtes-vous pas né dès la conception, et dans la maturité de l’âge ? Ayant été conçu sans péché, pourquoi fûtes-vous circoncis et baptisé ?
– Le mode de rédemption devait être semblable à la faute, répartit le Juge. La forme perdue par la nature humaine lui fut restituée grâce à la charité divine qui, faisant Dieu visible à l’homme, scella leur réconciliation dans l’amour. C’est parce que ma divinité contient tout, qu’elle ne peut être contenue. Je me suis revêtu d’humanité, selon les lois naturelles, afin qu’on ne prît pas mon corps pour un fantôme. J’ai grandi à la manière des autres enfants, pour ne pas séduire les esprits par un prodige qui eut inspiré la crainte, non la charité. Je me suis fait circoncire, bien que seulement par ma mère je fusse de la race d’Adam sans quoi mes ennemis auraient dit : Il ordonne ce qu’il ne veut pas pratiquer. Mon baptême est un exemple, et montre à l’homme le ciel ouvert sur lui comme il le fut sur moi.