LIBER QUOESTIONUM
de Sainte Brigitte
Partie 3
XI. Ô Juge, continua le questionneur, pourquoi n’avez-vous pas manifesté votre divinité avec votre humanité ? Pourquoi n’avez-vous pas révélé en une fois votre parole, fait votre œuvre en une heure, et montré votre puissance à l’instant de votre mort ?
– A la vue de ma divinité, dit pour la seconde fois le Juge, les hommes eussent été consumés, annihilés par la joie. Ma parole: Non me videbit homo et vivet, doit rester vraie. Les prophètes eux-mêmes n’ont point contemplé la nature divine. Quand j’ai voulu me montrer à l’homme, j’ai pris sa propre forme. La nourriture de mes paroles ne saurait être distribuée en une fois ; elle convient aux besoins successifs de l’âme, comme le pain quotidien convient aux besoins du corps. Quoique le temps n’existe pas pour moi j’ai voulu une succession de périodes déterminées dans ma vie terrestre, ainsi que dans la création du monde. Environné, d’une part de croyants, de l’autre d’incrédules, je devais soutenir la foi des fidèles par des enseignements ou des exemples venant à leur heure, et tolérer mes ennemis autant qu’il convenait à ma justice. Si je m’étais révélé aux hommes en un instant, ils m’eussent suivi par crainte, non par amour, et le mystère de la rédemption ne se fût point accompli. Selon les prophéties, mon corps innocent était semblable à celui qui pécha en Adam, afin que je fusse pareil à ceux que je venais racheter, que je pusse travailler du matin au soir, d’année en année jusqu’à ma mort. A ma dernière heure, je n’ai pas manifesté mon pouvoir, pour accomplir les prophéties, et laisser un exemple de patience. En quittant la croix, je n’aurais pas converti les impies. Ils s’indignaient lorsque je guérissais les malades et ressuscitais les morts. Ils eussent attribué mon miracle à la magie.
XII. Pourquoi, dit le moine, êtes-vous né d’une vierge ? Pourquoi n’avez-vous révélé par aucun signe sensible la virginité de votre mère ? Pourquoi n’avez-vous fait connaître votre naissance qu’à un très petit nombre d’hommes ? Pourquoi avez-vous fui en Egypte et permis le massacre des innocents ? Pourquoi souffrez-vous le blasphème et laissez-vous le mensonge l’emporter sur la vérité ?
– Je suis né d’une vierge, répliqua le Juge, parce que la virginité est ce qu’il y a de plus pur sur terre. Un miracle prouvant la virginité de ma mère n’eût point convaincu les blasphémateurs, qui résistent aux prédictions des prophètes et au témoignage de Joseph. J’ai laissé à Marie le mérite d’être ignorée et à ma naissance le caractère d’humilité qui confond la superbe humaine. J’ai caché le moment de ma venue en le monde pour que le démon, mon adversaire, ne le connût point avant le temps fixé, ni les hommes avant l’heure voulue de la grâce. La fuite en Égypte est une manifestation de mon infirmité. Elle doit aussi enseigner à se soustraire à la persécution, pour la plus grande gloire de Dieu. Le massacre des innocents, figure de ma passion, révèle le mystère de l’appel divin. Je souffre les blasphémateurs, dans l’attente de leur conversion. C’est l’homme qui veut le règne du mensonge en préférant le faux au vrai.
XIII. Ô Juge, reprit le questionneur, pourquoi laissez-vous votre grâce à certains pécheurs et l’enlevez-vous à d’autres ? Pourquoi prévenez-vous parfois l’enfance d’un homme de grâces que vous refusez à sa vieillesse ? Pourquoi l’inégalité des épreuves, l’inégalité de l’intelligence, l’inégalité de l’entendement ? Pourquoi appelez-vous les uns dès le commencement de leur carrière, les autres à la fin ?
Le Juge reprit : L’homme, enivré de sa volonté propre, doit apprendre que tout lui vient de Dieu ; aussi la grâce lui est tantôt accordée, tantôt refusée. Le Seigneur, prévoyant la fidélité de certains enfants, la résistance de certains vieillards, fervents à leur début dans la vie, donne sans compter les lumières utiles, ou les retire si elles doivent augmenter la sévérité de son arrêt. L’impie ne porterait souvent pas la souffrance sans murmurer ; s’il y échappe en ce monde, il est à craindre qu’il ne soit damné dans l’autre. L’intelligence et l’entendement ne sont rien, comparés à l’esprit de conduite. Chacun possède les connaissances qu’il lui faut pour se sauver. Parfois peu de lumière éclaire; davantage éblouirait l’esprit et le porterait à douter. Ceux qui abusent de leur raison seront châtiés. Bien écrire, bien dire est vanité, si l’on ne vit bien. La mesure des grâces répond à l’usage que l’homme fait de son libre arbitre. La prospérité des méchants témoigne de la patience du Seigneur, qui les entretient dans l’espoir. L’adversité des justes, du souci que Dieu garde de leur prouver l’instabilité des joies terrestres. L’heure de la vocation de l’homme est celle où il est le mieux disposé à entendre l’appel divin.
XIV. Le moine ajouta : Pourquoi les animaux souffrent-ils, puisqu’ils ne jouiront pas ? Pourquoi, venant à la vie sans péché, sont-ils enfantés dans la douleur ? Pourquoi le nouveau-né, ignorant du mal, porte-t-il la responsabilité des fautes de son père ? Pourquoi l’imprévu déjoue-t-il la prévision ? Pourquoi, la mort de l’impie parait-elle parfois glorieuse, et celle du juste infâme ?
– Les animaux, dit le Juge, naissent dans la douleur et vivent dans la peine, comme la race d’Adam, parce qu’en toute la création l’ordre a été troublé par le péché originel. L’homme, auteur de leurs maux, doit y compatir. L’enfant porte le péché du père, parce que rien de pur ne sort du monde ; mais le baptême affranchit le chrétien. On reste libre de ne pas suivre les funestes exemples qui perpétuent les châtiments dans les races ; grâce à la Rédemption chacun ne répond que de ses actes. Dieu cache ses desseins aux hommes afin de tempérer de crainte leur amour, et d’amour leur crainte. Il en est de l’issue de la vie comme des prospérités et des adversités qui marquent son cours. Souvent la récompense terrestre précède le châtiment céleste, et le châtiment terrestre la récompense céleste. Le démon peut entourer de vaine gloire la fin de ses serviteurs, et les justes entrer au ciel par une porte honteuse à voir. Qu’on ne discute pas mes arrêts. Ceux qui ont voulu les comprendre par leur propre sagesse ont souvent perdu l’espérance.