Le message étonnant
de Jean de la Croix
(Partie 1)
Saint Jean de la Croix n’a pas éprouvé le besoin de nous dire, comme l’a fait Elisabeth de la Trinité, quelle serait sa « mission posthume ». Il nous laisse un enseignement magistral dans une œuvre inachevée certes, mais qui synthétise toute sa pensée. Dans les prologues de ses grands traités, il explique à qui il les destine, et nous pouvons en déduire que c’est à chacun et à chacune d’entre nous dans la mesure où nous avons envie de nous « laisser conduire par l’Esprit de Dieu. »
Voici présenté à grands traits ce que Jean de la Croix veut dire aux chrétiens d’aujourd’hui.
Une comparaison éclairante.
Une comparaison éclaire tout l’enseignement du grand mystique, c’est celle de la bûche progressivement embrasée par le feu :
Le feu matériel, en s’attachant au bois, commence par le dessécher et par lui faire rejeter toute son humidité. Il le noircit, ensuite l’obscurcit, le sèche peu à peu, et consumant en lui tous les accidents contraires à la nature du feu, il le prépare ainsi à la combustion. Bientôt il l’échauffe, l’enflamme extérieurement, et enfin le transforme et le rend aussi éclatant que lui-même. En cet état le bois n’a plus d’action propre, son action et ses propriétés deviennent celles du feu. […] Appliquons présentement cette comparaison au brasier divin de la contemplation d’amour.
Le but proposé
Voilà ce qui nous est proposé, voilà ce que Dieu veut en faire de nous : Il va, si nous le voulons, nous transformer en Lui ; mais cela ne peut se réaliser que progressivement, si nous nous laissons faire.
Jean de la Croix va, pour nous, baliser le chemin : nous montrer les différents stades de cette « nuit obscure », nous décrire l’envahissement progressif de cette « vive flamme d’amour » qui va nous mener à cette union, à cette « communion » avec Dieu, avec les Trois personnes de la Sainte Trinité qui veulent cette unité avec nous dans leur unité essentielle. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, dit Jésus (Jn 15, 5) : et Il demande dans la prière sacerdotale, la veille de sa mort : Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ils soient un en nous eux aussi (Jn 17, 20).
Nous sommes habitués à ces phrases étonnantes et pourtant comment ne pas s’émerveiller devant ce désir de Dieu de ne plus faire qu’un avec nous, avec chacun de nous personnellement, et chacun de nous collectivement, dans son corps qui est l’Eglise ? … Dieu s’est fait homme pour que nous devenions Dieu : « Dieu par participation, autant du moins que la chose est possible en ce monde », affirme Jean de la Croix. Et il explique :
Il n’y a pas lieu de s’étonner que Dieu accorde aux âmes des faveurs sublimes et extraordinaires. Si nous considérons qu’il est Dieu, et qu’en distribuant ces insignes faveurs il agit en Dieu, avec une bonté ineffable, un amour infini, on ne trouvera rien dans ces excès de libéralité qui ne soit en harmonie avec la droite raison.
Dieu nous aime. Il veut nous envahir et nous transformer en Lui-même comme la bûche va devenir feu à son tour !
Il faut lire et relire, d’abord et avant tout, Le Cantique spirituel et La Vive Flamme d’amour, se laisser prendre, emporter, par le commentaire et les explications de notre ami, c’est à cela que nous sommes appelés :
Il s’établit alors une union si intime entre la nature divine et la nature humaine, une si parfaite communication de l’une à l’autre, que ces deux natures (Dieu et l’âme) tout en conservant leur être propre, semblent néanmoins se confondre l’une et l’autre en Dieu. Cet admirable effet ne peut, il est vrai, se produire en cette vie dans toute sa plénitude, toutefois, ce qui se passe est au-dessus de tout ce qu’une intelligence créée peut comprendre, et de tout ce que peut exprimer le langage humain.
Jean de la Croix appelle cette dernière étape de notre vie spirituelle « le mariage spirituel ». Nous ne sommes pas encore – tant s’en faut – à « ce sublime état auquel on puisse aspirer en cette vie », mais nous savons que c’est à cela que nous sommes appelés, c’est cela que Dieu nous a préparé.
Saint Jean de la Croix dit encore :
C’est une transformation totale de l’âme en son Bien-Aimé, transformation dans laquelle les deux parties se donnent et se livrent l’une à l’autre d’une manière absolue, par une certaine consommation de l’union d’amour qui élève l’âme au-dessus d’elle-même, qui la divinise et la rend, pour ainsi parler, Dieu par participation.
La condition demandée
Nous connaissons l’exigence de Jésus : « Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24). Pour arriver à posséder Dieu ou plutôt à être possédé par Lui, il faut, au départ, renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu.
La montée du Carmel, le chemin de la Sainteté et de l’union à Dieu, n’est pas une route large et facile, en pente douce qui s’enroule doucement autour de la montagne, c’est un sentier étroit, qui escalade à pic le sommet. Jésus l’a dit : « Combien étroite est la porte, resserré le chemin qui conduit à la vie et qu’il y en a peu qui le trouve ! (Mt 7, 13-14). Jean de la Croix précise :
Pour arriver à savoir tout,
Ne désirez rien savoir.
Pour parvenir à posséder tout,
Veuillez ne rien posséder.
Pour arriver à être tout,
Veuillez n’être rien.
C’est le commentaire de la parole de Jésus : Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède, ne peut être mon disciple (Lc 14, 33). Il ne s’agit pas, pour la plupart d’entre nous, de tout quitter, mais de refuser l’appétit de possession, l’instinct de propriété et l’attachement aux choses. « Renonce à tes convoitises et tu trouveras ce que ton cœur désire », demande Jean de la Croix.
Ce qui est vrai des avantages temporels l’est aussi des richesses intellectuelles. Jean de la Croix affirme : « pour arriver à Dieu, avancer sans comprendre vaut mieux qu’avancer en cherchant à comprendre, et il est meilleur de s’aveugler et de se placer dans les ténèbres que d’ouvrir les yeux dans la pensée qu’on se rapprochera du rayon divin. » Cette affirmation peut nous choquer. « Avancer sans comprendre » rappelle la foi du charbonnier. Nous voulons, nous, chercher à comprendre et à conforter nos raisons de croire. C’est légitime, mais Jean de la Croix nous rappelle, à juste titre, que la foi qui s’appuie sur l’intelligence la dépasse et que c’est sur « la foi pure », et non sur ce que nous « comprenons de Dieu », que nous devons nous appuyer.
Il a eu cette phrase définitive : « Dans ce chemin, en effet, abandonner tout chemin, c’est entrer dans le vrai chemin et laisser son mode d’agir, c’est toucher le terme sans mode, qui est Dieu. »
Je me souviens qu’au séminaire notre supérieur, tout pénétré de Jean de la Croix, avait dit un jour au cours d’une « lecture spirituelle » aux élèves de théologie : « Messieurs, je vous demande la démission de votre intelligence ! » Cette phrase avait provoqué un beau tollé ! Nous pensions tous encore que nous allions trouver Dieu au bout de nos raisonnements et de nos études. En un énoncé trop brutal, le P. Guyot nous prévenait qu’en ayant fait le maximum pour comprendre, il faudrait finalement faire le saut et accepter dans la foi de nous appuyer, non pas sur ce que nous avions compris, mais sur la seule parole de Jésus-Christ !
Le grand Docteur mystique nous entraîne plus loin encore : il faut nous détacher de ce que nous avons, de ce que nous savons, mais nous détacher aussi de ce que nous sentons, ce que nous ressentons, ce que dans le jargon ecclésiastique on a appelé les « consolations spirituelles ». Il explique :
Le vrai spirituel […] cherche en Dieu plutôt les amertumes que la saveur, il préfère la souffrance à la consolation, il aime mieux manquer de tout pour Dieu que de tout posséder, il préfère les sécheresses et les afflictions aux communications pleines de douceur parce qu’il sait très bien qu’accepter ce qui coûte, c’est embrasser la croix, se renoncer à soi-même et que le reste peut fort bien n’être autre chose que de se chercher soi-même en Dieu, ce qui est directement contraire à l’amour.
Qu’il renonce à lui-même, nous a dit Jésus. Saint Jean de la Croix est catégorique : « Tant qu’ils ne sortiront pas d’eux-mêmes, vainement appelleront-ils Dieu à grands cris, ils ne le trouveront pas ! »
Telle est la première démarche exigée par Jean de la Croix pour arriver à l’union à Dieu. Cela suppose de notre part décision, effort, persévérance ! Il faut renoncer pour Dieu à tout ce qui n’est pas Dieu, tout ce qui est moindre que Dieu. La montée du Carmel décrit cet effort de l’homme dans sa marche vers Dieu. Cette détermination de trouver Dieu coûte que coûte est l’indispensable condition de tout le reste, mais ce n’est pas suffisant.
Une autre étape va s’ouvrir pour celui que Dieu appelle à Le rencontrer. Nous connaissons tous des gens, des jeunes en particulier, qui ont vraiment envie de suivre le Christ, d’être chrétiens dans toute leur vie, de porter aux autres l’Evangile. Ils ont fait des efforts dans ce sens – et c’est très bien, ils sont enthousiasmés par ce qu’ils découvrent et ce qu’ils vivent – et c’est tant mieux. Voilà que d’un seul coup ou progressivement les choses changent, les difficultés surgissent, des doutes se font sentir. Ils ne savent plus trop où ils en sont et ce qu’il faut faire. Jean de la Croix va décrire tout cela dans La nuit obscure. Il montre que c’est Dieu maintenant qui va prendre les choses en main, les purifier de tout ce qui, en eux, est contraire à Dieu :
L’intention du souverain Maître est de les dépouiller entièrement du vieil homme, pour les revêtir de l’homme nouveau […]. Dans ce but, Dieu purifie au-dedans comme au-dehors, dans l’ordre des choses spirituelles comme des choses sensibles […] il plonge l’entendement dans les ténèbres, la volonté dans les sécheresses, la mémoire dans le vide, le cœur dans l’amertume, l’abattement et la plus extrême affliction.
C’est la nuit, la nuit obscure de l’âme ! Dieu est le seul auteur de cette opération douloureuse à laquelle l’âme ne peut rien. Elle n’a qu’une seule chose à faire : se laisser faire, donner à Dieu qui la travaille « un simple et amoureux consentement ». Elle ressemble à la bûche que le feu sèche, purifie, transforme. Mais « il faut laisser au feu le temps d’accomplir son œuvre » et croire que c’est « Dieu qui [nous] prend maintenant par la main, et se fait lui-même [notre conducteur au milieu des ténèbres. Il [nous] guide comme un aveugle, par un chemin inconnu vers le terme où ni [nos] lumières ni [nos] efforts n’eussent jamais pu [nous] conduire. »
La nuit débouche toujours sur la lumière ! La bûche va devenir feu ! Nous sommes appelés à rencontrer Dieu, à Le connaître, L’aimer, ne plus faire qu’un avec Lui :
Ô nuit qui m’a conduit !
Ô nuit plus aimable que l’aurore !
Ô nuit qui a si étroitement uni
Le Bien-Aimé avec sa bien-aimée,
Qui a livré à son amant l’amante transformée en lui
Chante Jean de la Croix qui nous invite à danser avec lui ce merveilleux poème.
Par expérience nous savons, nous aussi, qu’au-delà de nos généreux efforts pour faire ce que Dieu veut, ce sont nos épreuves, nos difficultés, nos impuissances acceptées et offertes qui ont toujours été dans notre vie le signe que c’est Dieu qui mène et qu’accepter de perdre sa vie, c’est mystérieusement être sûr de la gagner (Mt 10, 39).
Extraits de Regards d’Amour de Jean Rémy