Grandeur de la vie ordinaire
De saint Josemaria Escriva
Extraits du 1er livre posthume
Amis de Dieu (suite)
3
Avec l’aide du Seigneur qui, par sa lumière, préside ce moment de prière, je souhaite, pour vous et pour moi, que ce thème soit encore mieux explicite. Nous savons tous par expérience que personne ne peut servir le Christ sans expérimenter la douleur et la fatigue. Nier cette réalité, c’est affirmer que l’on n’a pas rencontré Dieu. L’âme éprise sait, lorsque survient cette douleur, qu’il s’agit d’une impression passagère et elle a tôt fait de découvrir que le joug est doux et le fardeau léger car c’est Lui qui le porte sur ses épaules, tout comme il a embrassé le bois de la Croix lorsque notre félicité éternelle était en jeu. Mais il est des hommes qui ne comprennent pas, qui élèvent contre le Créateur un cri de rébellion — de rébellion impuissante, mesquine, triste — répétant aveuglement la plainte inutile que recueille le Psaume : brisons leurs entraves et jetons loin de nous leurs chaînes. Ils se refusent à accomplir, dans un silence héroïque, avec naturel, sans éclat et sans lamentations, la dure tâche de chaque jour. Ils ne comprennent pas que, même lorsqu’elle se présente sous des aspects de douleur, d’une exigence qui blesse, la Volonté divine coïncide exactement avec la liberté, qui ne réside qu’en Dieu et en ses desseins.
Ce sont des âmes qui dressent des barricades avec la liberté. Ma liberté ! ma liberté ! Ils l’ont et n’en usent pas ; ils la regardent, ils la dressent comme une idole de terre à l’intérieur de leur entendement étroit. Est-ce bien là la liberté ? Quel profit tirent-ils de cette richesse s’ils n’ont pas pris un engagement sérieux qui oriente toute leur existence ? Adopter un tel comportement, c’est aller à l’encontre de la dignité, de la noblesse de la personne humaine. Il manque l’itinéraire, le chemin dégagé qui donnera un sens à nos pas sur la terre : et ce sont ces âmes — vous en avez connu comme moi — qui, ensuite, se laisseront entraîner par la vanité puérile, par la présomption égoïste, par la sensualité.
Leur liberté reste stérile, ou bien elle produit des fruits ridicules, même humainement parlant. Celui qui ne choisit pas, en pleine liberté, une règle de conduite droite finira tôt ou tard par se laisser gouverner par les autres, il vivra dans l’indolence — en parasite assujetti à ce que l’es autres détermineront, Il s’exposera à se voir ballotter a tout vent et d’autres décideront toujours pour lui. Ce sont des nuages sans eau, poussés de-ci, de-là par les vents, des arbres d’automne sans fruits, deux fois morts, sans racines, même s’ils se cachent derrière un continuel bavardage ou derrière des palliatifs par lesquels ils tentent d’estomper leur absence de caractère, de courage et d’honneur.
Mais personne ne me contraint ! répètent-ils obstinément. Personne ? Tout contraint cette liberté illusoire, qui n’ose pas accepter, avec responsabilités, les conséquences d’actes libres, personnels. Là où il n’y a pas d’amour de Dieu, règne une absence totale d’exercice individuel et responsable de la Liberté personnelle ; et — malgré les apparences — tout n’y est que contrainte. L’indécis, l’irrésolu est tel une matière que les circonstances modèlent à leur gré. N’importe qui le façonne selon son bon plaisir, à commencer par les passions et les pires tendances de la nature blessée par le péché.
Rappelez-vous la parabole des talents. Le serviteur qui n’en avait reçu qu’un aurait pu — comme ses compagnons — en faire un bon usage, faire en sorte qu’il produise, en mettant en œuvre ses capacités. Et que décide-t-il ? La peur de le perdre le fait hésiter. Fort bien. Mais ensuite ? Il l’enterre ! Et ce trésor ne produit pas de fruit.
N’oublions jamais ce cas de peur maladive de tirer profit honorablement de sa capacité de travail, de son intelligence, de sa volonté — de l’homme tout entier ! Je l’enterre, semble affirmer ce malheureux, mais ma liberté est sauve ! Non. Sa liberté a penché pour quelque chose de très concret, pour la sécheresse la plus pauvre et la plus aride. Elle a pris parti, car elle ne pouvait faire autrement que de choisir: mais elle a mal choisi.
Il n’y a rien de plus faux que d’opposer la liberté au don de soi, car le don de soi est une conséquence de la liberté. Considérez que lorsqu’une mère se sacrifie pour ses enfants, elle a choisi ; et c’est à la mesure de cet amour que se manifestera sa liberté. Plus cet amour est grand, plus la liberté sera féconde ; et le bonheur de ses enfants provient de cette liberté bénie (qui implique le don de soi); il procède de ce don bienheureux qu’est justement la liberté.
Mais, me demanderez-vous, lorsque nous atteindrons ce que nous aimons de toute notre âme, nous ne continuerons plus à chercher. La liberté aura-t-elle disparu ? Je vous assure qu‘elle sera alors plus opérante que jamais, car l’amour ne se contente pas d’une observance routinière, et n’est guère compatible non plus avec l’ennui ou avec l’apathie. Aimer, c’est recommencer chaque jour à servir, avec plus d’amour.
J’insiste et je voudrais l’imprimer en lettres de feu en chacun de vous : la liberté et le don de soi ne se contredisent pas ; ils se soutiennent mutuellement. On ne donne sa liberté que par amour ; je ne conçois pas d’autre type de détachement. Ce n’est pas là un jeu de mots plus ou moins réussi. Quand on se donne volontairement, c’est à chaque instant que, dans ce service, la liberté renouvelle l’amour. Or se renouveler, c’est être continuellement jeune, généreux, capable de grands idéaux et de grands sacrifices. Je me souviens de la joie que j’éprouvai lorsque j’appris qu’en portugais on appelle les jeunes os novos. C’est bien ce qu’ils sont, en effet. Je vous rapporte cette anecdote parce que j’ai un bon nombre d’années derrière moi. Pourtant lorsque je prie, au pied de l’autel, le Dieu qui réjouit ma jeunesse, je me sens très jeune et je sais que, jamais, je ne parviendrai à me considérer vieux. Si je demeure fidèle à mon Dieu, l’Amour me vivifiera continuellement : ma jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle.
Par amour de la liberté, nous nous lions. Seul l’orgueil donne à ces liens le poids d’une chaîne. La vraie humilité que nous enseigne Celui qui est doux et humble de cœur nous montre que son joug est doux et son fardeau léger : le joug c’est la liberté, le joug c’est l’amour, le joug c’est l’unité, le joug c’est la vie qu’Il nous a gagnée sur la Croix.
Tout au long de mes années de sacerdoce, je n’ai cessé de prêcher — que dis-je, de crier — mon amour de la liberté personnelle. Et je remarque chez certains un air de méfiance, comme s’ils craignaient que la défense de la liberté ne recelât un danger pour la foi. Que ces pusillanimes se rassurent. Seule une interprétation erronée de la liberté contredit la foi : une liberté dépourvue de tout but, de toute forme objective, de toute loi, de toute responsabilité. En un mot, le libertinage. Malheureusement, c’est cela que quelques-uns défendent ; c’est cette revendication-là qui constitue un attentat contre la foi.
C’est pourquoi il n’est pas exact de parler de liberté de conscience, car cela revient à considérer comme moralement bon le fait que l’homme repousse Dieu. Nous avons déjà rappelé que nous pouvons nous opposer aux desseins rédempteurs du Seigneur : nous pouvons le faire, mais nous ne le devons pas. Et si quelqu’un adoptait délibérément cette attitude, il pècherait parce qu’il transgresserait le premier et le plus fondamental des commandements : tu aimeras Yahvé de tout ton cœur.
Quant à moi, je défends de toutes mes forces la liberté des consciences, selon laquelle il n’est permis à personne d’empêcher que la créature rende à Dieu le culte qui Lui est dû. Il faut respecter la soif légitime de vérité : l’homme a l’obligation grave de chercher le Seigneur, de Le connaître et de L’adorer, mais personne sur la terre ne doit se permettre d’imposer au prochain la pratique d’une foi qui lui fait défaut ; de même que personne ne peut s’arroger le droit de faire du tort à celui qui l’a reçue de Dieu.
Notre Sainte Mère l’Eglise s’est toujours prononcée pour la liberté et elle a rejeté tous les fatalismes, les anciens et les moins anciens. Elle a souligné que chaque âme est maîtresse de son destin, pour le bien ou pour le mal : et ceux qui ne se sont pas écartés du bien iront à la vie éternelle ; et ceux qui ont commis le mal au feu éternel. L’existence en nous tous, en toi et en moi, d’une telle possibilité n’a jamais cessé de nous atterrer, bien qu’elle soit le signe de notre noblesse. Il est tellement vrai que le péché est un mal voulu qu’il ne serait nullement péché s’il n’avait son principe dans la volonté : cette affirmation revêt une telle évidence qu’elle fait l’unanimité du petit nombre de sages et du grand nombre d’ignorants qui habitent le monde.
J’élève de nouveau mon cœur en action de grâces vers mon Dieu, mon Seigneur, car rien ne L’empêchait de nous créer impeccables, doués d’un élan irrésistible vers le bien, mais Il a jugé que ses serviteurs seraient meilleurs s’ils Le servaient librement. Quelle grandeur il y a dans l’amour et la miséricorde de notre Père ! Face à la réalité de ses folies divines pour ses fils, j’aimerais avoir mille bouches, mille cœurs, et plus encore, afin de vivre dans une continuelle louange de Dieu le Père, de Dieu le Fils, de Dieu le Saint-Esprit. Songez que le Tout-Puissant, Celui qui, par sa Providence, gouverne l’Univers, ne veut pas d’esclaves ; Il préfère avoir des enfants libres. Bien que nous naissions proni ad peccatum, enclins au péché par la chute du premier couple, Il a mis dans l’âme de chacun de nous une étincelle de son intelligence infinie, l’attrait du bien, une soif de paix sans fin. Et Il nous a amené à comprendre que nous atteignons la vérité, la félicité et la liberté lorsque nous nous efforçons de faire germer en nous cette semence de vie éternelle.
Répondre non à Dieu, repousser ce principe de félicité nouvelle et éternelle, voilà qui relève du pouvoir de la créature. Mais si elle agit ainsi, elle cesse d’être fille pour se transformer en esclave. Toute créature est telle qu’il convient à sa nature ; c’est pourquoi, lorsque l’une d’elles recherche quelque chose d’étranger, elle n’agit pas selon sa propre manière d’être, mais sous une impulsion étrangère ; et cela est servile. L’homme est rationnel par nature. Lorsqu’il se comporte selon la raison, il procède de son propre mouvement, conformément à ce qu’il est : et cela est le propre de la liberté. Lorsqu’il pèche, il agit hors de la raison ; il se laisse alors conduire par un autre ; il est sujet, retenu en des confins étrangers ; c’est pourquoi, celui qui accepte le péché est l’esclave du péché (Jn 8. 34).
Permettez-moi d’insister sur ce point ; il est évident, et nous pouvons le constater fréquemment autour de nous et en nous-mêmes, qu’aucun homme n’échappe à une certaine servitude. Les uns se prosternent devant l’argent ; d’autres adorent le pouvoir ; d’autres la relative tranquillité du scepticisme ; d’autres découvrent leur veau d’or dans la sensualité. Et il en est de même des choses nobles. Nous pouvons nous adonner à une tâche, à une entreprise de dimensions plus ou moins grandes, à l’accomplissement d’un travail scientifique, artistique, littéraire, spirituel. S’il y met tout son effort, s’il y met une véritable passion, celui qui s’y attache vit en esclavage, et il se consacre avec joie au service de la finalité de son labeur.