Ce trésor qu’est le temps (1)
De saint Josemaria Escriva
Extraits du 1er livre posthume
Amis de Dieu (suite)
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Commencer est à la portée de tout le monde ; finir, à celle d’un petit nombre. Et nous devons nous compter parmi ces derniers, nous qui nous efforçons de nous comporter en enfants de Dieu. Ne l’oubliez pas : seules les tâches que l’on finit avec amour, les tâches bien achevées, méritent l’éloge du Seigneur tel qu’on peut le lire dans la Sainte Ecriture : Mieux vaut la fin d’une chose que son début.
Peut-être m’avez-vous déjà entendu raconter cette anecdote au cours d’autres causeries ; je tiens quand même à vous la rappeler de nouveau, parce qu’elle est très parlante et très instructive. Il m’est arrivé, un jour, de chercher dans le Rituel Romain la formule pour bénir la dernière pierre d’un édifice — la plus importante, car elle rassemble, symboliquement, le travail dur, acharné et persévérant de bien des personnes, et ce, durant de longues années. Quelle ne fut pas ma surprise en constatant qu’elle n’existait pas, et qu’il fallait se contenter d’une benedictio ad omnia, d’une bénédiction générique. Il me semblait difficile, je l’avoue, d’admettre l’existence d’une telle lacune, et je me remis à lire lentement, mais en vain, l’index du Rituel.
Bien des chrétiens ne sont même plus convaincus que l’exigence que le Seigneur réclame de ses enfants dans leur vie requiert de leur part un soin tout particulier dans l’exécution de leurs tâches individuelles : qu’ils sanctifient ces tâches en descendant jusqu’aux moindres détails.
Nous ne pouvons offrir au Seigneur quelque chose qui, dans les limites de notre pauvre humanité, ne soit pas parfait, sans tache, soigneusement accompli, même dans les détails les plus infimes : Dieu ne veut pas de “ rafistolage. Vous n’offrirez rien qui ait une tare, nous enjoint la Sainte Ecriture, car cela ne vous ferait pas agréer de Dieu. C’est pourquoi, et pour chacun d’entre nous, le travail, cette occupation de nos journées et nos énergies, doit être une offrande digne du Créateur, operatio Dei, travail de Dieu et pour Dieu : en un mot, une tâche bien accomplie, irréprochable.
Parmi les nombreux éloges de Jésus que prononcèrent ceux qui furent les témoins de sa vie, je vous demande d’en retenir un qui, d’une certaine manière, les comprend tous. Je veux parler de l’exclamation, empreinte d’accents d’étonnement et d’enthousiasme, que la multitude reprenait spontanément lorsqu’elle assistait, ébahie, à ses miracles : bene omnia fecit, Il a fait toutes choses admirablement bien ; aussi bien les grands prodiges que les menus détails de la vie quotidienne qui n’ont ébloui personne, mais que le Christ a réalisés avec la plénitude de celui qui est perfectus Deus, perfectus homo, Dieu parfait et homme parfait.
C’est de la vie tout entière du Seigneur que je suis épris. J’ai en outre une faiblesse toute particulière pour ses trente ans de vie cachée à Bethléem, en Egypte et à Nazareth. Cette période, cette longue période, dont on parle à peine dans l’Evangile, semble dépourvue de signification particulière pour ceux qui l’envisagent de façon distraite et superficielle. Et pourtant, j’ai toujours soutenu que ce silence sur la biographie du Maître est très éloquent, et aussi qu’il renferme une merveille d’enseignements pour les chrétiens. Ce furent des années intenses de travail et de prière ; Jésus-Christ menait une existence ordinaire — semblable à la nôtre, si l’on veut — tout à la fois divine et humaine. Et il accomplissait tout à la perfection, aussi bien dans l’atelier modeste et ignoré de l’artisan que, plus tard, en présence des foules.
Dès le début de la Création, l’homme a dû travailler. Ce n’est pas moi qui l’invente, il suffit d’ouvrir la sainte Bible. Dès les premières pages — avant même que le péché ne fasse son apparition dans l’humanité et, en conséquence de cette offense, la mort, les souffrances et les misères —, on peut y lire que Dieu fit Adam avec la glaise du sol et créa, pour lui et pour sa descendance, ce monde si beau ut operaretur et custodiret illum, pour qu’il le travaillât et en fût le gardien.
Nous devons donc être pleinement convaincus que le travail est une réalité magnifique, qui s’impose à nous comme une loi inexorable à laquelle nous sommes tous soumis d’une manière ou d’une autre, bien que certains veuillent s’en exempter. Retenez bien ceci : cette obligation n’est pas née comme une séquelle du péché originel ; il ne s’agit pas davantage d’une trouvaille des temps modernes. C’est un moyen nécessaire que Dieu nous confie sur cette terre, en allongeant la durée de notre vie, et aussi en nous associant à son pouvoir créateur, afin que nous gagnions notre nourriture tout en récoltant du grain pour la vie éternelle’: l’homme est né pour travailler, comme les oiseaux pour voler.
A cela vous me répondrez que bien des siècles se sont écoulés, et que ceux qui pensent ainsi sont bien peu nombreux ; que la plupart, peut-être, sont mus par des motivations très diverses : les uns, par l’argent ; d’autres, par une famille à entretenir ; d’autres, par le désir d’obtenir une certaine situation sociale de développer leurs capacités, de satisfaire leurs passions déréglées, de contribuer au progrès social. Bref, en général, ils envisagent leurs occupations comme une nécessité dont ils ne peuvent s’évader.
Face à cette vision des choses étriquée, égoïste, terre à terre, nous devons, toi et moi, nous rappeler et rappeler aux autres que nous sommes des enfants de Dieu auxquels Notre Père a adressé une invitation identique, semblable à celle que reçurent les personnages de la parabole évangélique : mon enfant, va-t’en aujourd’hui travailler à ma vigne. Je vous assure que si nous nous efforçons, jour après jour, d’envisager nos obligations personnelles comme une requête divine, nous apprendrons à terminer notre travail avec la plus grande perfection humaine et surnaturelle dont nous serons capables. Il se pourrait que nous nous rebellions, un jour, comme l’aîné qui répondit : je ne veux pas. Mais nous saurons réagir, poussés par le repentir, et nous nous consacrerons alors avec une ardeur renouvelée à l’accomplissement de notre devoir.
Si la seule présence d’une personne d’un rang élevé et digne d’estime suffit pour que ceux qui sont avec elles améliorent leur conduite, comment se fait-il que la présence de Dieu, qui est constante, répandue partout, connue de nos facultés et aimée avec reconnaissance, ne nous rende pas toujours meilleurs dans toutes nos paroles, dans toutes nos actions et dans tous nos sentiments. Si cette réalité d’un Dieu qui nous voit était bien gravée dans notre conscience, et si nous nous rendions compte que tout notre travail — absolument tout, car rien n’échappe à son regard — se déroule en sa présence, quel soin n’apporterions-nous pas à la finition de notre travail, et comme nos réactions seraient différentes ! Tel est le secret de la sainteté que je prêche depuis tant d’années : Dieu nous a tous appelés à L’imiter ; et Il nous a appelés, vous et moi, pour que, vivant au milieu du monde — étant des gens de la rue —, nous sachions placer le Christ notre Seigneur au sommet de toutes les activités honnêtes de l’homme.
Maintenant, vous êtes mieux à même de comprendre que si l’un d’entre vous n’aimait pas le travail — celui qui lui revient ! —, s’il ne se sentait pas authentiquement engagé, pour le sanctifier, dans une des nobles occupations terrestres, s’il n’avait pas de vocation professionnelle, il ne parviendrait jamais à saisir en profondeur la racine surnaturelle de la doctrine que vous expose le prêtre qui vous parle. Il lui manquerait, en effet, une condition indispensable : celle d’être travailleur.
Et je vous préviens, sans aucune vanité de ma part, que je me rends tout de suite compte si ma conversation tombe dans l’oreille d’un sourd ou si elle glisse sur celui qui m’écoute. Permettez-moi de vous ouvrir mon cœur, et vous m’aiderez ainsi à rendre grâces à Dieu. Quand, en 1928, je vis ce que le Seigneur attendait de moi, je me mis aussitôt au travail. A cette époque-là — merci mon Dieu, car il a fallu souffrir beaucoup et aimer beaucoup —, à cette époque-là on me prit pour un fou ; d’autres, dans un excès de compréhension, m’appelaient rêveur, mais rêveur de rêves impossibles. En dépit de tout, et malgré ma misère personnelle, je poursuivis ma tâche sans me décourager. Parce que cela ne venait pas de moi, un chemin s’ouvrit au milieu des difficultés. Aujourd’hui, c’est une réalité répandue sur toute la terre, d’un pôle à l’autre. Et si elle semble si naturelle au plus grand nombre, c’est que le Seigneur a pris sur Lui de la faire reconnaître comme sienne.
A suivre…