Ce trésor qu’est le temps (2)
De saint Josemaria Escriva
Extraits du 1er livre posthume
Amis de Dieu (suite)
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Je vous disais donc que j’ai à peine échangé deux mots avec quelqu’un que je me rends compte s’il me comprend ou non. Je ne suis pas comme la poule qui couve sa couvée et à qui une main étrangère fait endosser un œuf de canne. Les jours passent, les poussins brisent leur coquille, et elle voit folâtrer cette pelote de laine à la démarche dégingandée et clopinante ; ce n’est qu’alors qu’elle comprend qu’il ne s’agit point d’un des siens, et qu’il aura beau faire, il n’apprendra jamais à piailler. Je n’ai jamais maltraité quelqu’un qui se soit éloigné de moi, ni ceux qui ont répondu par un affront à mon désir de les aider. Aussi, aux alentours de 1939, je fus frappé par une inscription que je découvris dans un bâtiment où je prêchais une retraite à des étudiants. On y lisait : que chaque voyageur suive sa route ; c’était un conseil dont on peut tirer profit.
Pardonnez-moi cette digression et, bien que nous ne nous soyons pas écartés du sujet, reprenons notre fil conducteur. La vocation professionnelle, soyez-en convaincus, est une partie essentielle, inséparable de notre condition de chrétiens. Le Seigneur veut que vous soyez saints à la place que vous occupez, dans l’exercice du métier que vous avez choisi, pour une raison quelconque : pour moi, je les trouve tous bons et nobles — pourvu qu’ils ne s’opposent pas à la loi divine — et aptes à être élevés au plan surnaturel, c’est-à-dire à être greffés sur le courant d’Amour qui définit la vie d’un enfant de Dieu.
Je ne peux éviter d’éprouver un certain malaise lorsque quelqu’un, me parlant de son travail, se donne des airs de victime, affirme que cela lui prend je ne sais combien d’heures par jour, alors qu’en réalité, il ne fait même pas la moitié de ce que font beaucoup de ses collègues qui, en fin de compte, ne sont peut-être poussés que par des critères égoïstes ou, tout au plus, purement humains. Nous tous, ici présents, occupés à dialoguer personnellement avec Jésus, nous remplissons une tâche bien précise : médecin, avocat, économiste… Pensez un peu à vos collègues qui se distinguent par leur prestige professionnel, par leur honnêteté, par leur service dévoué. Ne consacrent-ils pas à ce travail de nombreuses heures de la journée, et même de la nuit ? N’avons-nous rien à apprendre d’eux ?
Tout en parlant j’examine aussi ma conduite, et je vous avoue que, lorsque je me pose cette question, je ressens de la honte et le désir immédiat de demander pardon à Dieu, en pensant à ma réponse, si faible, si éloignée de la mission que Dieu nous a confiée dans le monde. Le Christ, écrit un Père de l’Eglise, nous a laissés en ce monde pour que nous soyons comme des lampes ; pour que nous devenions les maîtres des autres hommes ; pour que nous agissions comme un levain ; pour que nous vivions comme des anges parmi les hommes, comme des adultes parmi les enfants, comme des êtres spirituels au milieu de personnes purement rationnelles ; pour que nous soyons une semence ; pour que nous portions du fruit. Si notre vie avait un tel éclat, nous n’aurions pas besoin d’ouvrir la bouche. Les mots seraient de trop, si nous pouvions montrer nos œuvres. Il n’y aurait pas un seul païen, si nous étions vraiment chrétiens.
Nous devons éviter l’erreur de croire que l’apostolat se ramène uniquement au témoignage de quelques pratiques pieuses. Nous sommes, toi et moi, des chrétiens, mais en même temps et sans solution de continuité, nous sommes des citoyens et des travailleurs aux obligations bien précises, que nous devons accomplir d’une façon exemplaire si nous voulons nous sanctifier pour de bon. C’est Jésus-Christ qui nous presse : Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d’un mont. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux.
Le travail professionnel — quel qu’il soit — devient une lampe qui éclaire vos collègues et vos amis. Ainsi, je rappelle volontiers à ceux qui rejoignent l’Opus Dei, et mon affirmation s’adresse aussi à vous tous qui m’écoutez : que m’importe que l’on me dise d’un tel qu’il est un bon fils — un bon chrétien —, s’il est un piètre cordonnier ! S’il ne s’efforce pas de bien apprendre son métier, et de l’exercer avec soin, il ne pourra ni le sanctifier, ni l’offrir au Seigneur. Et la sanctification du travail de tous les jours est, pour ainsi dire, la charnière de la véritable spiritualité pour nous tous qui, plongés dans les réalités temporelles, sommes décidés à fréquenter Dieu.
Luttez contre la compréhension excessive que chacun a pour soi ; soyez exigeants envers vous-mêmes ! Parfois, nous pensons trop à notre santé, au repos qui ne saurait manquer, dans la mesure précisément où il nous permet de reprendre le travail avec des forces renouvelées. Mais le repos — je l’ai écrit il y a déjà si longtemps — ne consiste pas à ne rien faire : c’est se distraire à des activités qui exigent moins d’efforts.
D’autre part, sous de faux prétextes, nous sommes trop nonchalants. Nous perdons de vue la responsabilité sainte et bénie qui pèse sur nos épaules. Nous nous limitons tout juste à ce qu’il faut pour nous tirer d’affaire. Nous nous laissons entraîner par des raisons qui n’en sont pas, pour nous tourner les pouces, alors que Satan et ses alliés, eux, ne prennent pas de vacances. Ecoutez attentivement, et méditez ce que saint Paul écrivait aux chrétiens, esclaves de métier ; il les pressait d’obéir à leurs maîtres : non d’une obéissance tout extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ, qui font avec âme la volonté de Dieu. Que votre service empressé s’adresse au Seigneur et non aux hommes. Bon conseil à suivre pour toi et pour moi !
Nous allons demander sa lumière à notre Seigneur Jésus-Christ, et le prier de nous aider à découvrir, à chaque instant, ce sens divin qui transforme notre vocation professionnelle, et en fait l’axe sur lequel s’appuie et pivote l’appel à la sainteté qui nous a été adressé. Vous verrez dans l’Evangile que Jésus était connu comme faber, filius Mariae, l’ouvrier, le fils de Marie. Eh bien, nous aussi, avec une sainte fierté, nous devons démontrer dans les faits que nous sommes des travailleurs, des hommes et des femmes qui peinent !
Puisque nous devons nous comporter à tout moment comme des envoyés de Dieu, nous devons avoir très présent à l’esprit que nous ne Le servirons pas loyalement si nous désertons notre tâche ; si nous ne partageons pas avec les autres l’entrain et le dévouement dans l’accomplissement de nos engagements professionnels ; si l’on pouvait dire que nous sommes fainéants, insouciants, frivoles, désordonnés, indolents, encombrants… En effet, celui qui néglige ces obligations, apparemment moins importantes, peut difficilement vaincre dans celles de la vie intérieure, assurément plus coûteuses. Qui est fidèle pour très peu de chose est fidèle aussi pour beaucoup, et qui est malhonnête pour très peu est malhonnête aussi pour beaucoup.
Je ne vous parle pas d’idéaux imaginaires. Je m’en tiens à une réalité très concrète, d’importance capitale, capable de transformer le milieu le plus païen et le plus hostile aux exigences divines, comme ce fut déjà le cas. Aux premiers temps de l’ère de notre Salut. Savourez ces propos d’un auteur anonyme de cette époque, qui résume ainsi la grandeur de notre vocation : les chrétiens sont pour le monde ce que l’âme est pour le corps. Ils vivent dans le monde mais ne sont pas mondains, de même que l’âme est dans le corps alors qu’elle n’est pas corporelle. Ils habitent toutes les nations comme l’âme qui est partout dans le corps. Ils agissent de par leur vie intérieure sans se faire remarquer, comme l’âme le fait de par son essence… Ils vivent en pèlerins au milieu des choses périssables dans l’espoir de l’incorruptibilité des cieux, comme l’âme immortelle vit maintenant sous une tente mortelle. Ils se multiplient jour après jour sous les persécutions comme l’âme s’embellit par la mortification… Et il ne leur est pas plus licite d’abandonner leur mission dans le monde, qu’il n’est permis à l’âme de se séparer volontairement du corps.
Aussi ferions-nous fausse route si nous nous désintéressions des affaires temporelles : là aussi, le Seigneur nous attend. Soyez-en convaincus, c’est au travers des circonstances de la vie ordinaire — ordonnées ou bien permises par la Providence, dans sa Sagesse infinie — que les hommes doivent se rapprocher de Dieu. Nous n’atteindrons pas cet objectif si nous bâclons notre travail ; si nous ne persévérons pas dans l’élan du travail commencé avec un enthousiasme humain et surnaturel ; si nous ne remplissons pas notre tâche comme le meilleur de nos collègues et, si c’est possible — je pense que ce le sera, si tu le veux réellement —, mieux que le meilleur, car nous nous servons de tous les moyens honnêtes de la terre, ainsi que des moyens spirituels nécessaires pour offrir à notre Seigneur un travail soigné, achevé comme un filigrane, en un mot, accompli.