Marie dans le Ciel,
ultime salut des pécheurs
Les lumières s’éteignent, le grand vaisseau plonge dans l’obscurité. Seuls deux cierges brûlent encore là-haut dans l’abside devant la statue de la Vierge, et du chœur des moines monte l’hymne de la tendresse filiale et de la confiance, du respect et de l’amour, Salve Regina, Mater misericordiæ : Salut Reine, Mère de miséricorde. Au milieu de mes frères, l’un d’eux, le moindre de vos fils, ô Reine, ô Mère de miséricorde et de pitié, je vous salue. Mon jour est achevé. La tâche est terminée. Je devine là, près de moi, à leur attitude priante, immobile mais tassée sur elle-même, qu’ils sont eux aussi fatigués des travaux et des peines, des tentations et des aridités de notre vie. Le sommeil déjà appesantit leurs cœurs, alourdit leurs paupières. Ô Vous, notre vie, notre douceur, notre espérance, salut ! C’est le baiser du soir à notre mère, auquel jamais nous ne voudrions manquer, Salve !
Voyez cette communauté que vous aimez, ô Mère, voyez dans leurs coules blanches vos enfants malheureux. Vous les connaissez mieux encore que je ne les connais. Vous savez leurs larmes, les peines secrètes de vos grands enfants, leurs plaies, leurs inquiétudes, ne serait-ce que le poids du jour et de la chaleur dont parlait si bien Jésus durant sa vie mortelle. Notre faiblesse et nos peurs vous sont connues. Des bonnes actions et prières de ce jour, des mérites acquis aucun d’eux ne tirerait gloire, mais tous pensent tristement au mal, au péché, aux distractions de l’oraison, à la tiédeur de l’Office divin, aux blessures faites au prochain, aux souillures des tentations que l’âme et le corps chassent mal. Vers Toi nous clamons, enfants d’Ève exilés, vers Vous nous soupirons, tendre et chaste. Confidente du moine et de la moniale, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.
La voix de mes frères et de mes sœurs, clameur et imploration dont je sais la bouleversante vérité, dont je connais les raisons, cette voix monte dans la nef obscure et comme vers la cible volent toutes les flèches atteint cette Vierge parfaite, Mère de tous les chrétiens, Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés, seule revêtue de lumière quand tout est rendu à l’obscurité de la nuit. Et je songe qu’après le dernier souffle, déjà entrée dans la mort corporelle, la pauvre âme créée, la pauvre pécheresse que tu rachetas de ton Sang, ô Christ, avant de s’en aller, contemple peut-être dans un instant fugitif la vision de sa Mère véritable, Marie. Oh ! oui, je veux que cette ultime liturgie monastique du grand Salve préfigure et prophétise la rencontre du chrétien et de sa Mère, dans le moment de son grand exode, comme une dernière grâce de la Mère de toutes grâces, comme une dernière chance donnée par la Médiatrice de toutes bontés. Je voudrais, j’espère, je suis sûr que dans la nuit de ma mort je la verrai tournée vers moi silencieusement, m’invitant à tout croire, tout espérer, tout aimer purement de ce Ciel où je vais paraître pour mon jugement. Non pas moi seul, mais tous les pauvres humains à l’agonie.
Toi qui es la Porte du Ciel, toi qui es l’étoile du matin et qui te tiens au-dessus de l’horizon toujours familière et pure, devançant l’aurore, je suis sûr que dans leur transhumance le troupeau des âmes mortes te voit, le temps d’un salut, d’un ressaisissement. Salve ! S’ils te vénèrent et t’aiment encore, ce salut les sauvera. S’ils retrouvent en leurs très lointains souvenirs avec douceur l’Ave Maria de leur enfance, ce salut les sauvera. Si ta blancheur les émeut, ô Lis de la vallée, si ta beauté, ô Reine des anges, fait naître en leurs cœurs l’espérance d’un miracle de purification et de miséricorde, un regard de toi tombant sur chacun d’eux les sauvera.
Eia ergo, advocata nostra… L’hymne monte, monte sous cette voûte presque avec un accent barbare. C’est un cri d’homme perdu appelant au secours, c’est l’appel des damnés de la terre à quelque virginale rédemption. C’est pourquoi, ô notre Avocate, vos yeux, vos yeux si beaux, inondés de lumière, eux qui contemplent les indescriptibles merveilles du Ciel et parlent de leur regard éloquent à Dieu comme à un époux plein d’amour, tournez-les, abaissez-les vers nous ! Quelques-uns, dont la journée fut laborieuse et pieuse, ont bien mérité la caresse de ce doux regard maternel. Les autres vous implorent, vous supplient de leur accorder la douceur de votre regard, ô Refuge des pécheurs et Secours des misérables, parce qu’ils en ont un plus grand besoin encore, ne l’ayant pas mérité.
Les saints, dans leur mort, n’auront pas besoin de cette rencontre sur leur route et pourtant ils l’auront comme un présage de la béatitude proche. Sur les avancées du Ciel, vous venez leur tendre les mains. Mais nous, la foule des pécheurs, si votre apparition ne nous fait pas signe sur la dernière levée de notre terre, nous ne serons pas en disposition de rencontrer notre Juge. Ce soir, avant que je ne me couche, donnez-moi le baiser maternel afin que je m’endorme en paix et que je refasse mes forces pour demain. Et puis, au dernier soir, vos yeux, ces yeux incomparables qui sont la source jaillissante de toute pureté, de toute piété, de toute joie, abaissez-les sur mon âme pour qu’elle s’en aille, filiale, douce et confiante, à la rencontre de son Dieu.
Et Jésus, le fruit béni de vos entrailles, nous sera favorable après cet exil. Tous, serrés fraternellement les uns contre les autres, ce monastère, et cette grande communauté qu’est l’Église, tous se sentent vos enfants et s’en remettent à Vous, ô Reine de tous les saints, pour ce long chemin sans retour : conduisez-les à votre Fils, ô clémente, ô tendre, ô douce Vierge Marie.
Les deux cierges brûlent, comme ceux qui brillaient dans le ciel de Pontmain pour orner votre apparition. Le chant s’achève. Mais je vois par toute la terre à cette heure même ceux qui meurent, comme des foules montant de cette Vallée de larmes, immense et tragique cohorte d’âmes décharnées, comme de prisonniers rendus à la vie et qui cherchent à tâtons leur chemin. Je les regarde passer devant votre blanche apparition et lever la tête surpris. Vous avez mérité au Calvaire la grâce d’être là pour eux tous, l’ultime signe de leur salut, l’ultime appel de l’amour.
Voici la troupe des méchants, des exploiteurs, comme des bêtes féroces, des bourreaux et des assassins. Moi, je n’ose les regarder, je n’ai pitié que si je ne vois pas leurs visages. O Clemens, Salve ! Notre invocation est sortie aussi de leur cœur et beaucoup se sont détournés du chemin de la perdition à la vue de votre douceur. Quel souvenir, quelle émotion, quelle bénignité de leur passé, demeurée vive au tréfonds de leur être, avez-vous rappelés ? Votre clémence a réveillé doucement la leur à l’appel de la grâce divine et les voilà sauvés, criant avec nous, Salve, Regina clemens !
Voici la foule des impies, des blasphémateurs, mécréants oublieux de leurs devoirs envers Dieu votre Fils. O Pia, Salve ! Ces maudits ont rougi du Fils de Dieu et de l’Église mais à notre chant ils relèvent la tête et regardent ce rosaire qui glisse en vos doigts ; le murmure des Ave court parmi eux et de nouveau, dans ces sombres cohortes, c’est un partage qui en sauve un grand nombre. Quels souvenirs d’enfance et de messes entendues, de prières balbutiées, de mois de Marie, de fleurs et d’encens votre apparition a réveillés en eux ? Les voici, nos frères revenus. Les larmes coulent, du repentir et de la joie. Salve, Salve, ô bonne, ô pieuse, ô merveilleuse Mère et Reine de tous les humains !
Enfin, immense, immense foule, voici les impurs, les luxurieux, les impudiques et tous les pervers qui usèrent de leurs cœurs et de leurs corps à l’encontre de la Loi de Dieu ; ces pauvres âmes ont tout perdu de leurs plaisirs et vont s’abîmer en enfer, certainement. Pourtant leurs yeux à eux aussi se lèvent. Ces courtisanes et ces proxénètes et tant de créatures esclaves de leurs vices ne vont-ils pas détourner leurs regards de cette Vierge trop pure ? Mais non ! Le partage ultime s’opère, sous les rayons de cette grâce qu’irradie votre visage, o Virgo Maria ! Salve, Salve, dit cette foule avec une douceur surprenante et une humilité totale.
Voici, les violents, les impies, les pervers, les corrompus, ils sont eux aussi vos enfants. Sauvez-les à l’heure de notre mort, et le plus misérable de tous, ce pauvre pécheur, votre serviteur qui, mêlant sa voix à la voix de ses frères, vous chante dans la nuit, o clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria.
Pages mystiques d’un prêtre catholique français, mars 1975