FIN DU MONDE PRÉSENT
ET
MYSTÈRE DE LA VIE FUTURE
Avant-Propos de l’éditeur (2)
Nous savons aussi qu’étant au Carmel, Thérèse conseilla à sa sœur Céline de faire lire les Conférences de l’abbé Arminjon à une personne dont la foi était ébranlée [9]. Nous pourrons apprécier mieux encore cette dépendance lorsque nous retrouverons Thérèse et Céline au Belvédère. D’ores et déjà, nous voici éclairés sur une méprise singulière de l’histoire. Un biographe, qui s’est voulu pénétrant et sincère, a naguère diagnostiqué chez Thérèse de Lisieux un immense orgueil, pour la raison décisive qu’elle finira par écrire, ce qui dépasse tout le reste : « Il (Dieu) sait que c’est l’unique moyen de nous préparer à le connaître comme il se connaît, à devenir des dieux nous-mêmes » [10].

Étrange objectivité, qui ne se scandalise que de son ignorance ! D’abord, il est inexact de dire que Thérèse finira par cette folie : c’est ainsi qu’elle commence. La phrase qu’on lui reproche, Thérèse l’a réellement écrite et soulignée, dans sa troisième lettre à Céline, le 23 juillet 1888 [11].
Mais en écrivant cette phrase, la jeune carmélite prouve simplement qu’elle est encore sous le charme de ce qu’elle lisait avant de quitter le monde ; et ce qui l’a charmée sous la plume de l’abbé Arminjon, c’est l’écho le plus authentique de l’Écriture et de la Tradition. Pour pénétrer la psychologie des saints, aucune sympathie ne peut suffire qui ne prenne soin de s’informer de la doctrine même dont ils vivent.
Un peu plus loin, dans le même ouvrage, Mgr Combes fait état des précieuses confidences que fit Céline sœur Geneviève de la Sainte Face sur ce qu’elle a appelé les « Entretiens du Belvédère » c’est à dire les conversations qu’avaient ensemble aux environs de la Pentecôte 1887 les deux sœurs Thérèse et Céline qui lisaient ensemble « La fin du monde présent » au balcon de la chambre haute (Belvédère) des Buissonnets.
“Il me semble, dit Thérèse dans l’Histoire d’une âme, que nous recevions de bien grandes grâces. Comme le dit l’Imitation, Dieu se communique parfois au milieu d’une vive splendeur, ou bien, doucement voilé sous des ombres ou des figures. Ainsi daignait-il se manifester à nos cœurs ; mais que ce voile était transparent et léger ! Le doute n’eût pas été possible ; déjà la foi et l’espérance quittaient nos âmes, l’amour nous faisant trouver sur la terre Celui que nous cherchions.”
On ne saurait exagérer le prix d’une telle confidence.
Quel crédit faut-il lui accorder ?

Céline Martin
Interrogée sur son degré d’exactitude, l’autre actrice de ces jeux de la Terre et du Ciel, Céline, ou plutôt la vénérable sœur Geneviève de la Sainte Face, a bien voulu déclarer ce qui suit :
« Ces conversations au Belvédère m’ont laissé un souvenir si profond, si net que je me les rappelle comme si c’était hier. Ce que Thérèse en a écrit dans l’Histoire d’une âme non seulement ne paraît pas exagéré, mais semble plutôt au-dessous de la vérité. Nous avons vécu vraiment des heures de consolation céleste. Quels mots pourraient les traduire ? Souvent, nous commencions par répéter avec une incroyable ardeur ces paroles de saint Jean de la Croix : « Seigneur ! Souffrir et être méprisé pour vous ! » Oui ; nous y aspirions de toutes nos forces. Puis nous pensions au Ciel et nous redisions l’une à l’autre le mot de l’abbé Arminjon : « Et le Dieu reconnaissant s’écrie : Maintenant mon tour » [12] Alors nous quittions en quelque sorte la terre pour la vie éternelle. Comme l’a écrit notre sainte, la foi et l’espérance disparaissaient, c’était la possession de Dieu dans l’amour. Après tant d’années, je puis affirmer qu’il n’y avait pas là un feu de paille, un enthousiasme passager, mais un élan irrésistible vers Dieu. Il me semble que nous n’étions plus de ce monde. C’était l’extase.“
Précisant ce terme qui seul lui paraît capable de désigner un tel état, sœur Geneviève a ajouté :

« Cette extase ne nous privait pas de la conscience, ne nous soulevait pas au-dessus du soi. Je revois encore Thérèse qui me pressait les mains, je revois ses beaux yeux pleins de larmes, c’était l’extase de saint Augustin et de sainte Monique à Ostie ». [13]
Tel était d’ailleurs l’avis de Thérèse elle-même, car voici ce qu’on vient de m’apprendre qu’elle a noté à ce sujet dans ses souvenirs inédits :
“Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’épanchement de nos âmes ressemblait à celui de sainte Monique avec son fils, lorsque au port d’Ostie, ils restaient perdus dans l’extase à la vue des merveilles du Créateur. Il me semble que nous recevions des grâces d’un ordre aussi élevé que celles accordées aux grands saints.“
Une telle impression dans une âme si humble, une telle convergence de témoignages, ne permettent pas à l’historien de douter. Thérèse et sa sœur, car la solitude thérésienne ne commencera qu’au Carmel ont reçu au Belvédère des grâces d’union à Dieu par amour senti qui, quel que soit le système de théologie spirituelle que l’on professe, semblent bien mériter le nom de mystiques, et qui prennent, dans l’itinéraire intérieur de Thérèse, une valeur pathétique et comme un reflet sanglant. La foi et l’espérance de ces deux enfants ayant atteint leur point culminant, leur charité se dilate tellement qu’elle opère presque dans leur âme cette élimination qui lui est propre et qui coïncide avec l’accès à la vision béatifique. Substituant, par son intensité même, aux appréhensions obscures, aux désirs voilés, une prise de possession si immédiate, si totale, si ravissante, qu’elle s’impose comme une manifestation de Dieu présent et certifiant lui-même sa présence, elle ne laisse pratiquement plus de place à ces vertus de la terre que sont l’espérance et la foi ».

Enfin, Mgr Combes observe qu’en juillet 1889, Thérèse écrit à Céline :
” C’est là un grand martyre d’aimer Jésus sans sentir la douceur de cet amour, c’est là un martyre… Eh bien ! mourons martyres… Oh ! ma Céline… le doux écho de mon âme, comprends tu ?… Le martyre ignoré, connu de Dieu seul, que l’œil de la créature ne peut découvrir, martyre sans honneur, sans triomphe… Voilà l’amour poussé jusqu’à l’héroïsme. Mais un jour le Dieu reconnaissant s’écriera : « Maintenant, mon tour » [14]. “
Impossible de venir avec plus de générosité et de gentillesse au-devant de son historien ! Thérèse a donc pris la peine d’écrire au moins une fois cette phrase lue avec enthousiasme sous la plume de l’abbé Arminjon, afin de nous garantir qu’à une certaine période elle en a fait vraiment le leitmotiv de sa vie intérieure, le principe de son espérance, le stimulant de tous ses sacrifices. Aujourd’hui, nous le savons, elle en a vérifié la fécondité [15].
Qu’ajouter à de si profondes observations, sinon qu’après d’autres encouragements elles nous ont déterminé à cette publication ?
Deux remarques cependant :
La première sur les concordances chronologiques très évidentes : La fin du monde présent a été prêtée à Thérèse par son père qui la tenait des Carmélites en mai 1887.
Le lundi 30 mai, Thérèse copie un fragment de la cinquième conférence et le date. Les samedi et dimanche 4 et 5 juin, elle copie et date de sa main, sur quatre pages, un long fragment de l’abbé Arminjon, septième conférence sur la Béatitude éternelle « Maintenant mon tour ». Or, c’est le 29 mai, dimanche de la Pentecôte, que Thérèse obtient de son père l’autorisation d’entrer au Carmel à 15 ans… « Cet ouvrage plongea mon âme dans un bonheur qui n’est pas de la terre… »
Deuxième remarque : si la réédition d’un livre qui a eu une telle portée s’impose sans aucun doute, on pouvait la comprendre de deux façons : partielle ou intégrale.
Après avoir pris conseil à bonnes sources, nous avons pensé que nous n’avions pas même le droit, que personne n’a le droit, de choisir de son plein gré et à sa guise dans un ouvrage qui est avant tout un DOCUMENT en soi.
Il n’est pas permis de le tronquer. Il n’est pas permis de choisir tel ou tel passage puisque nous savons que Thérèse et sa sœur l’ont lu et relu, longuement médité et que soixante-dix ans après cette lecture, sœur Geneviève attestait encore avec enthousiasme l’influence qu’il avait eue sur Thérèse et sur elle-même.

S’il contient des passages qu’on ne récrirait plus, que leur auteur lui-même modifierait peut être sensiblement, c’est une autre affaire. Nous entrerions dans l’hypothèse.
Or, nous n’entendons livrer qu’un Document intact, complet, sans aucune modification, serait-ce une virgule [16]. Et c’est pour cet aspect Documentaire de la publication que nous avons reçu des encouragements sans équivoque.
Le livre a-t-il vieilli, comme on pourra le dire ? Est-il démodé, dépassé ? Émet-il des vues qui portent trop la marque de son époque ? Est-il en défaut quant à la Théologie, quant à l’Histoire, quant à la Science ? Peut-être… Peut-être… « Certainement oui » pourrait-on dire… et que nous importe ?
Ne lit-on pas le Discours sur l’Histoire universelle parce qu’il donne une chronologie du monde tout à fait contestée aujourd’hui ? Ne lit-on pas la Cité de Dieu parce que Saint Augustin y nie avec force « qu’il puisse y avoir des hommes aux antipodes et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous » ?
La Fin du monde Présent n’est certes ni de Bossuet, ni de saint Augustin, mais a-t-on la preuve que la Cité de Dieu elle-même ait suscité une vocation comme celle de la petite Thérèse ?
Ce n’est pas un livre écrit à notre époque. Mais c’est le livre qui ravissait en extase « la plus grande sainte des temps modernes » dans l’instant même qu’elle prenait la plus grande décision de sa vie.
Et peut-être, au fond, n’est-il fait que de ces choses dont Jésus dit : « Je vous loue, Père, de les avoir cachées aux sages et aux habiles et de les avoir révélées aux Petits » ? (Luc. X. 21)

7 juillet 1964
[9] Cf. Lettre CVI à Céline du 3 avril 1891.
[10] Lcie Delarue Mardrus, Sainte Thérèse de Lisieux, p. 93.
[11] Cf. Histoire d’une âme, p. 318, date rectifiée par Documentation du Carmel de Lisieux.
[12] Quelle récompense qu’un tel texte pour un historien. (Note de Mgr Combes.)
[13] Documentation du Carmel de Lisieux.
[14] Lettre LXXII à Céline du 14 juillet 1889.
[15] Un an avant cette lettre, Thérèse avait déjà écrit à Céline le 23 juillet 1888, un an après les entretiens du Belvédère : « Il n’est pas loin. Il est près de nous qui regarde, qui nous mendie cette tristesse, cette agonie… Il en a besoin pour les âmes, pour notre âme. Il veut nous donner une si belle récompense ! Ses ambitions pour nous sont si grandes, mais comment dira t Il « Mon Tour » si le nôtre n’est venu, si nous ne lui avons rien donné ? »
[16] Nous avons cependant supprimé les lettres de félicitations d’un grand nombre d’évêques qui se trouvaient en tête de l’ouvrage.