
L’espérance du chrétien
(1ère partie)
De saint Josemaria Escriva
Extraits du 1er livre posthume
Amis de Dieu
Il y a bon nombre d’années déjà, fort d’une conviction qui grandissait de jour en jour, j’écrivais : Attends tout de Jésus: tu n’as rien; tu ne vaux rien; tu ne peux rien. C’est Lui qui agira si tu t’abandonnes en Lui. Le temps a passé, et ma conviction n’en est devenue que plus vigoureuse, plus profonde aussi. J’ai pu constater comment, dans bien des existences, l’espérance en Dieu avait allumé de merveilleux foyers d’amour, brûlant d’un feu qui tient le cœur en haleine, sans découragements, sans relâchements, même si au long du chemin l’on vient à souffrir, parfois même très profondément.

Je me suis ému en lisant le texte de l’épître : de la messe, et j’imagine qu’il en a été de même pour vous. Je comprenais que Dieu nous aidait, à travers les paroles de l’Apôtre, à contempler l’imbrication divine des trois vertus théologales, ce canevas sur lequel est tissée l’existence authentique de l’homme chrétien, de la femme chrétienne.
Ecoutez de nouveau saint Paul : Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, Lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné.
Ici, dans la présence de Dieu, qui préside dans le tabernacle (quelle force que cette proximité réelle de Jésus !), nous allons méditer aujourd’hui sur l’espérance, ce don très doux de Dieu, qui comble de joie nos âmes : spe gaudentes. Joyeux nous le sommes car, si nous sommes fidèles, l’amour infini nous attend.

Nous ne devons jamais oublier que, pour tous — et partant, pour chacun d’entre nous — il n’y a que deux façons de vivre sur terre: vivre une vie divine, en luttant pour plaire à Dieu ; ou vivre une vie animale, avec plus ou moins de teinture humaine, en faisant fi de Lui. Je n’ai jamais accordé beaucoup de crédit aux “ saints laïcs “ qui se vantent d’être incroyants. Je les aime véritablement, de même que tous les hommes, mes frères ; j’admire leur bonne volonté qui, à certains égards, peut se révéler héroïque. Mais j’ai de la compassion pour eux, car ils ont l’énorme malheur de n’avoir ni la lumière ni la chaleur de Dieu, ni l’indicible joie de l’espérance théologale.
Un chrétien sincère, cohérent avec sa foi, n’agit que par référence à Dieu, dans une perspective surnaturelle. Il travaille en ce monde (qu’il aime passionnément), pleinement engagé dans les affaires de la terre, le regard tourné vers le ciel. Saint Paul nous le confirme : quae sursum sunt quaerite; recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite du Père. Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts — morts par le baptême à ce qui vient du monde — et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu.
En une monotone cadence vient aux lèvres de beaucoup la ritournelle tant rebattue que l’espérance est la dernière chose que l’on perd. Comme si l’espérance était une sorte de bouée qui permet de continuer à marcher sans complications et sans inquiétudes de conscience ! Ou encore, comme si elle était un prétexte pour reporter sine die l’occasion de rectifier notre conduite, notre lutte pour atteindre des buts élevés et notamment notre fin suprême, qui est de nous unir à Dieu !

Je dirai même que c’est là un bon moyen de confondre l’espérance avec la commodité. Car le désir d’atteindre un vrai bien, un bien légitime, ni spirituel ni matériel, fait défaut. La plus haute aspiration de certains se réduit à se dérober à tout ce qui pourrait altérer la tranquillité — apparente — de leur médiocre existence. Avec cette âme timide, chétive et paresseuse, la créature se laisse atteindre par des formes subtiles d’égoïsme et se conforme à ce que jours et années s’écoulent sine spe nec metu: sans aspirations exigeant un effort, sans les inquiétudes de la mêlée. L’important est d’éviter le risque de déconvenues et de larmes. Que le moindre des buts demeure éloigné, si nous gâchons le désir de l’atteindre en y mêlant la crainte des exigences requises par sa poursuite !
Il y a aussi l’attitude superficielle de ceux qui, y compris sous des apparences de culture ou de science, composent avec le thème de l’espérance une poésie facile. Incapables de s’affronter sincèrement eux-mêmes et de prendre parti pour le bien, ils réduisent l’espérance à une illusion, à une rêverie utopique, à une simple consolation face aux angoisses d’une vie difficile. L’espérance — la fausse espérance ! — devient chez eux velléité frivole qui ne conduit à rien.
Certes les craintifs et les frivoles abondent. Mais, sur notre terre, il est aussi beaucoup d’hommes droits, animés par un noble idéal — même purement philanthropique et sans finalité surnaturelle. Ils supportent toute sorte de privations, se dépensent généreusement au service des autres, les aidant dans leurs souffrances ou dans leurs difficultés. Je me sens toujours porté à respecter et même à admirer la ténacité de celui qui travaille résolument pour un idéal digne de ce nom. Je me sens cependant obligé de rappeler que tout ce que nous commençons ici-bas, s’il s’agit d’une entreprise exclusivement nôtre, naît marqué du signe de la précarité. Méditez les paroles de l’Ecriture: je réfléchis sur toutes les actions de mes mains et sur toute la peine que j’y ai prise : Ah ! tout est vanité et poursuite de vent, et il n’y a pas d’intérêt sous le soleil.

Cette précarité n’étouffe cependant point l’espérance. Bien au contraire, si nous admettons la petitesse et la contingence des initiatives terrestres, notre travail s’ouvre à l’espérance véritable qui élève toute tâche humaine et qui la transforme en un point de rencontre avec Dieu. Cette tâche s’éclaire alors d’une lumière d’éternité, qui chasse les ténèbres de la désillusion. Inversement nous pouvons transformer nos projets temporels en buts absolus, en fermant nos horizons à la demeure éternelle et à la fin pour laquelle nous avons été créés: aimer et louer le Seigneur, Le posséder ensuite dans le Ciel. Alors les plus brillantes intentions deviennent des trahisons, voire des véhicules de l’avilissement des créatures. Rappelez-vous l’exclamation sincère, bien connue, de saint Augustin, qui avait fait l’expérience de tant d’amertumes alors qu’il méconnaissait Dieu et cherchait le bonheur en dehors de Lui : Tu nous a créés, Seigneur, pour Toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi ! Rien n’est peut-être plus tragique dans la vie d’un homme que ces méprises dues à la corruption et à la falsification de l’espérance, quand celle-ci est présentée en dehors de la perspective de l’Amour, qui rassasie sans lasser.

Quant à moi — et je désire qu’il en aille de même pour vous — l’assurance de me sentir, de me savoir, fils de Dieu, me remplit d’une espérance véritable. Cette vertu surnaturelle qui, quand elle est infusée dans les créatures, se conforme à notre nature, ce qui fait d’elle aussi une vertu très humaine. Je suis heureux, fort de la certitude du Ciel, que nous atteindrons si nous sommes fidèles jusqu’au dernier moment; de la certitude aussi du bonheur qui nous sera accordé, quoniam bonus, car mon Dieu est bon et sa miséricorde est infinie. Cette assurance m’invite à comprendre que seul ce qui porte la marque de l’empreinte de Dieu révèle le sceau indélébile de l’éternité et possède une valeur impérissable. C’est pourquoi l’espérance ne m’écarte pas des choses de cette terre. Elle me rapproche au contraire de ces mêmes réalités d’une façon nouvelle, d’une façon chrétienne, qui tente de découvrir en toutes choses les liens de la nature déchue avec Dieu Créateur et avec Dieu Rédempteur.
Peut-être plus d’un en est-il à se demander: nous les chrétiens, en quoi devons-nous espérer ? Car le monde offre beaucoup de biens attirants pour notre cœur, qui réclame le bonheur et poursuit ardemment l’amour. D’autre part, nous voulons semer la joie et la paix à pleines mains: nous ne nous contentons pas de la recherche de notre prospérité personnelle et nous tentons de rendre heureux ceux qui nous entourent.

Malheureusement d’aucuns, avec une vision louable mais plane des choses, avec des idéaux exclusivement provisoires et fugaces, oublient que les aspirations des chrétiens doivent viser des sommets plus élevés: infinis. C’est l’amour même de Dieu qui nous intéresse. Nous désirons jouir de Lui avec une plénitude et avec une joie sans terme. Nous avons constaté, de tant de façons, que les choses d’ici-bas vont passer pour nous tous lorsque ce monde entier passera; et même avant, pour chaque homme, car ni les richesses ni les honneurs ne nous accompagneront dans notre sépulture. C’est pourquoi nous avons appris à prier avec les ailes que nous donne l’espérance qui porte nos coeurs à s’élever vers le Seigneur: in Te Domine speravi, non confundar in aeternum. J’espère en Toi, Seigneur, pour que ta main me dirige maintenant et en toute circonstance pour les siècles des siècles.
Nous n’avons pas été créés par le Seigneur pour bâtir ici une Cité définitive, car ce monde est le chemin vers un autre monde, qui est demeure sans chagrin. Cependant nous, les enfants de Dieu, nous ne devons pas nous désintéresser des activités humaines: Dieu nous y a placés pour les sanctifier, pour les imprégner de notre foi bénie: la seule qui amène la vraie paix et la joie authentique aux âmes et aux différents milieux du monde. Voici quelle a été ma prédication constante depuis 1928 : il est urgent de christianiser la société et d’imprégner de sens surnaturel tous les niveaux de cette humanité que nous formons, afin que, les uns et les autres, nous nous efforcions d’élever à l’ordre de la grâce nos tâches quotidiennes, notre profession, notre métier. Ainsi, toutes les occupations humaines s’éclairent d’une lumière nouvelle, qui transcende le temps et la fugacité de ce monde.

Le baptême nous a faits porteurs de la parole du Christ, qui rassérène, qui brûle et apaise les consciences blessées. Pour que le Seigneur agisse en nous et par nous, disons-Lui que nous sommes disposés à lutter tous les jours, tout en nous sachant faibles et inutiles, tout en ressentant le poids immense de nos misères et de notre pauvre faiblesse personnelle. Nous devons Lui redire que nous avons confiance en Lui, en son assistance, et au besoin contre toute espérance, comme Abraham. Nous travaillerons ainsi avec un acharnement renouvelé et nous apprendrons aux hommes à réagir avec sérénité, libres de haines, de méfiances, d’ignorances, d’incompréhensions, de pessimismes. Car pour Dieu tout est possible.
Où que nous nous trouvions, le Seigneur nous exhorte : veille ! Face à cet appel de Dieu, il nous faut alimenter notre conscience en désirs de sainteté: des désirs enracinés dans l’espérance et suivis d’œuvres. Donne-moi, mon fils, ton cœur, nous inspire-t-il à l’oreille. Cesse de construire des châteaux en Espagne, décide-toi à ouvrir ton âme à Dieu, car ce n’est que dans le Seigneur que tu peux trouver un fondement réel pour ton espérance et pour pratiquer le bien à l’égard du prochain. Si l’on ne lutte pas contre soi-même, si l’on ne rejette pas résolument les ennemis qui campent dans notre citadelle intérieure (qu’ils s’appellent orgueil, envie, concupiscence de la chair et des yeux, autosatisfaction ou folle avidité de libertinage), s’il n’y a pas enfin de lutte intérieure, alors les idéaux les plus nobles se fanent comme fleur des champs. Le soleil brûlant s’est levé: il a desséché l’herbe et sa fleur tombe, sa belle apparence est détruite. Ensuite, dans les moindres fissures, le découragement et la tristesse pousseront, comme une plante nuisible et envahissante.
Jésus ne se satisfait pas d’une adhésion hésitante. Il prétend — Il en a le droit — que nous marchions d’un pas ferme, sans concessions devant les difficultés. Il exige des pas décidés, concrets : d’ordinaire, les résolutions à caractère général servent à peu de chose. Ces résolutions aux contours vagues me semblent de fallacieux espoirs qui visent à étouffer les appels divins que le cœur a perçus: des feux follets, qui ne brûlent ni ne réchauffent et qui disparaissent aussi fugacement qu’ils ont surgi.
C’est pourquoi je serai convaincu de la sincérité de ton intention d’atteindre le but, si je te vois marcher avec détermination. Fais le bien, en révisant ton attitude habituelle devant les occupations de chaque instant. Pratique la justice, précisément dans les milieux que tu fréquentes, même si tu en es rompu de fatigue. Rends heureux ceux qui t’entourent, en les aidant sans réserve dans le travail, en t’efforçant d’achever le tien avec la plus grande perfection humaine possible : par ta compréhension, ton sourire, ton attitude chrétienne. Et le tout pour Dieu, avec le souci de sa gloire, le regard au Ciel, dans un désir ardent de la patrie définitive: le seul but qui en vaille la peine.

Si tu ne luttes pas, ne me dis pas que tu veux t’identifier davantage au Christ, Le connaître, L’aimer. En empruntant cette voie royale — suivre le Christ, nous comporter en tant que fils de Dieu —, nous savons bien ce qui nous attend : la Sainte Croix, où nous devons voir le point central sur lequel prend appui notre espérance de nous unir au Seigneur.
Ce programme, je te le dis à l’avance, n’est pas une entreprise facile, car le fait de vivre comme nous l’indique le Seigneur suppose de l’effort. Je vous lis l’énumération de l’Apôtre, lorsqu’il rapporte les péripéties et les souffrances qu’il a endurées pour accomplir la volonté de Jésus : Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups de fouet; trois fois j’ai été flagellé; une fois lapidé; trois fois j’ai fait naufrage. Il m’est arrivé de passer un jour et une nuit dans l’abîme ! Voyages sans nombre, dangers de rivières, dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la ville, dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux frères ! Labeur et fatigue, veilles fréquentes, faim et soif, jeûnes répétés, froid et nudité. Et sans parler du reste, mon obsession quotidienne: le souci de toutes les Eglises !

J’aime, pour mes conversations avec le Seigneur, serrer au plus près la réalité dans laquelle nous évoluons, sans m’inventer de théories, sans rêver à de grands renoncements ou à des actes héroïques qui, d’ordinaire, ne se présenteront pas. Il importe, en revanche, que nous profitions de notre temps, ce temps qui glisse entre nos mains et qui, pour une conscience chrétienne, est bien plus que de l’argent, car il représente une avance sur la gloire qui nous sera accordée plus tard.
Logiquement, nous n’allons pas dans notre journée nous heurter à des difficultés aussi nombreuses et aussi grandes que celles qui ont jalonné la vie de Saül. Ce que nous rencontrons, c’est la bassesse de notre égoïsme, les coups de griffe de la sensualité, les tracas d’un orgueil inutile et ridicule, et bien d’autres encore, qui sont autant de faiblesses. Faut-il se décourager ? Non. Répétons au Seigneur avec saint Paul : Oui, je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ; car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
…