Un étrange récit approuvé par le Vatican
(Suite)

Pour voir la 1ère partie :
Nous faisons tout pour faire croire aux gens que les enfants n’ont pas une connaissance suffisante. Notre but est qu’ils commettent d’abord quelques péchés mortels. Alors la pastille blanche ne fait plus en eux les grands dégâts qu’elle accomplit lorsque leurs cœurs vivent encore dans la foi, l’espérance et la charité (Pouah! ces trucs!) reçues au baptême.
Te souviens-tu que j’avais déjà soutenu sur terre la même idée?
J’ai fait mention de mon père. Il se disputait souvent avec maman. Je n’y fis allusion que rarement devant toi; j’en avais honte. Chose ridicule que la honte du mal! Pour nous ici tout se vaut.

Mes parents ne dormaient même plus ensemble; je couchais avec Maman, Papa dans la chambre à côté, où il pouvait rentrer librement à toute heure. Il buvait beaucoup, gaspillait le patrimoine. Mes sœurs travaillaient comme employées et disaient avoir besoin de l’argent qu’elles gagnaient. Maman commença à travailler pour gagner sa vie aussi.
Pendant sa dernière année, Papa battait souvent Maman quand elle ne voulait rien lui donner. Il fut au contraire toujours affectueux avec moi.
Un jour (je te l’ai raconté, tu as été choquée par mon caprice… de quoi n’as-tu pas été choquée à mon sujet?), il dut rapporter au marchand deux fois de suite des chaussures dont la forme et les talons n’étaient pas assez modernes à mon goût.
La nuit où mon père fut frappé d’apoplexie, il se produisit quelque chose que je n’ai jamais réussi à te conter par crainte de ta réaction. Maintenant tu dois savoir.
C’est important, parce que pour la première fois je fus assaillie par l’esprit qui me tourmente actuellement.
J’étais dans la chambre de ma mitre, qui dormait d’un profond sommeil. Tout à coup je m’entendis appeler par mon nom. Une voix inconnue me dit: “Qu’arrivera-t-il si ton père meurt?”
Je ne l’aimais plus depuis qu’il brutalisait ma mère; d’ailleurs, je n’aimais déjà plus personne, j’étais seulement attachée à certaines gens qui me témoignaient de la bienveillance. L’amour gratuit, qui n’attend pas de récompense sur la terre, n’existe que chez les âmes en état de grâce. Et je n’y étais pas.

Je répondis à cette question imprévue, sans chercher d’où cela venait: “II ne va pas mourir!” Après un bref silence, de nouveau la même question se fit clairement entendre. “Mais il ne va pas mourir!” sortit encore de ma bouche, brusquement.
Pour la troisième fois il me fut demandé: “Qu’arrivera-t-il si ton père meurt?” Je revis Papa rentrant souvent à la maison plutôt ivre, faisant du tapage, maltraitant Maman, et nous mettant dans une position humiliante devant les autres. Du coup je m’écriai en colère: “C’est bien fait pour lui!”
Alors tout se tut. Le matin suivant, quand maman voulut faire le ménage, elle trouva la porte fermée à clef. Vers midi on l’enfonça. Mon père, à moitié nu, gisait sur le lit, mort. En allant chercher de la bière à la cave, il avait dû avoir un malaise. Il était malade depuis longtemps. (Ainsi Dieu aurait suspendu à la prière de sa fille, envers qui cet homme, d’une certaine manière, avait tout de même été bon, une dernière chance de se convertir?)
Mme K. et toi m’avez poussée à entrer dans l’Association des Jeunes. Les jeux m’amusaient. Comme tu le sais, j’ai tout de suite eu un rôle d’animatrice, cela me convenait. Les promenades aussi me plaisaient. Je me laissai même entraîner quelquefois à me confesser et à communier.

A vrai dire, je ne trouvais rien à confesser. Mes pensées et mes paroles n’avaient pas d’importance à mes yeux. Quant aux péchés plus graves, je n’étais pas encore assez corrompue pour les commettre.
Un jour, tu me lanças cet avertissement: “Annette, si tu ne pries plus, tu vas à ta perte!” Effectivement je ne priais guère, et seulement avec répugnance. Aujourd’hui je sais que malheureusement tu avais raison.
Tous ceux qui brûlent en enfer n’ont pas prié, ou pas assez. La prière est le premier pas vers Dieu, le pas décisif. Spécialement la prière à la Mère du Christ, dont nous, nous ne prononçons jamais le nom.
La dévotion envers Elle arrache au démon d’innombrables âmes, que le péché lui aurait livrées infailliblement.
Je continue ce récit en écumant de colère, et sous la contrainte. Prier est la chose la plus facile que l’homme puisse faire sur la terre. Et c’est justement à cette chose très facile que Dieu a lié le salut de chacun.
A celui qui prie avec persévérance, Il donne petit à petit tant de lumière, le fortifie d’une telle manière, qu’à la fin même le pécheur le plus embourbé peut se relever définitivement. Même s’il est enfoncé dans la vase jusqu’au cou.
Dans les dernières années de ma vie je n’ai plus prié comme j’aurais dû, et ainsi je me suis privée des grâces sans lesquelles personne ne peut être sauvé.
Ici nous ne recevons plus aucune grâce. Et même si Dieu nous en offrait, nous les refuserions avec cynisme. Toutes les fluctuations de l’existence terrestre ont pris fin dans cette autre vie. Chez vous sur terre, l’homme peut passer de l’état de péché à l’état de grâce, puis retomber dans le péché. Souvent par faiblesse, parfois par malice.
Avec la mort toutes ces montées et descentes prennent fin, parce qu’elles ont leur racine dans l’imperfection de la liberté humaine. Désormais nous avons atteint le terme.

Au fur et à mesure que les années passent, les changements deviennent plus rares. Il est vrai que jusqu’à la mort on peut toujours se tourner vers Dieu ou lui tourner le dos. Cependant, comme entraîné par le courant, l’homme, à l’heure du trépas, avec le peu de volonté qui lui reste, se comporte selon le pli adopté pendant sa vie.
L’attitude bonne ou mauvaise devient une seconde nature qui l’entraîne avec elle. C’est ce qui arriva aussi pour moi. Depuis des années je vivais loin de Dieu. A cause de cela, au moment du dernier appel de la Grâce, je me décidai contre Lui.
Ce ne sont pas des péchés fréquents qui me furent fatals, mais d’avoir repoussé la grâce de la conversion. Tu m’as plusieurs fois exhortée à écouter des sermons et à lire des livres de piété. “Je n’ai pas le temps” était ma réponse habituelle. Il n’en fallait pas plus pour alimenter mon doute profond!
Je dois d’ailleurs constater ceci: les choses en étant à ce point peu avant ma sortie de l’Association des Jeunes, il m’aurait été extrêmement difficile de changer de voie. Je me sentais incertaine et malheureuse, mais un mur se dressait devant ma conversion.
Tu ne sembles pas t’en être doutée. Tu voyais cela d’une manière si simple le jour où tu m’as dit: “Mais fais donc une bonne confession, Annette, et tout s’arrangera!” Je sentais que c’était vrai, qu’une bonne confession m’aurait libérée; mais le monde, le démon et la chair me tenaient déjà trop solidement dans leurs griffes.
Je n’ai jamais cru à l’influence du démon. Aujourd’hui je témoigne de sa puissante influence sur les personnes qui se trouvent dans la condition où je me trouvais. Seules beaucoup de prières, celles des autres et les miennes, avec des sacrifices et des souffrances, auraient pu m’arracher à lui. Et seulement petit à petit.

S’il y a peu de possédés visibles, les possédés invisibles sont légion. Le démon ne peut pas ôter la liberté à ceux qui se mettent sons son influence, mais en châtiment de leur apostasie quasi systématique, Dieu permet que le “Malin” pénètre en eux. Je hais aussi le démon. Pourtant il me plaît, parce qu’il cherche à vous faire tomber: lui et ses satellites, les esprits tombés avec lui aux origines. Ils se comptent par millions. Ils errent par toute la terre, aussi denses qu’un essaim de moucherons, et vous ne vous en rendez même pas compte.
Ce n’est pas à nous les réprouvés de vous tenter; c’est le rôle des esprits déchus. En fait cela augmente encore plus leur tourment, chaque fois qu’ils entraînent en enfer une âme humaine. Qu’est-ce que la haine ne fait pas faire!
Bien que j’aie marché dans des sentiers éloignés de Dieu, Il me poursuivait. Je préparais la voie à la grâce par des actes de charité naturelle, que je faisais assez souvent par l’inclination de mon tempérament.

Parfois Dieu m’attirait dans une église. Alors je sentais comme une nostalgie. Lorsque je soignais Maman malgré la fatigue du bureau pendant la journée, et d’une certaine manière me sacrifiais vraiment, ces appels de Dieu agissaient puissamment.
Une fois, à l’église de l’hôpital où tu m’avais amenée pendant la pause de midi, il m’arriva quelque chose qui me mit à un millimètre de la conversion: je pleurai!
Mais les plaisirs et les soucis du monde passèrent comme un torrent sur la grâce, et le bon grain fut étouffé par les ronces et les épines. En déclarant que la religion est une question de sentiment, comme on disait au bureau, je jetai au panier avec les autres cet appel suprême de la grâce.
Une fois tu me grondas, parce qu’au lieu de faire une vraie génuflexion j’esquissai une révérence désinvolte, pliant à peine les genoux. Tu y vis une négligence paresseuse. Tu n’eus même pas l’air de soupçonner que je ne croyais déjà plus à la présence réelle. Maintenant j’y crois, mais d’une foi purement naturelle, comme on croit à l’orage quand on en voit les effets.
Entre-temps, je m’étais fabriqué une religion à ma sauce. Je croyais à la réincarnation, comme tout le monde au bureau, l’âme en renaissant dans un autre individu après la mort, indéfiniment.

La question de l’au-delà recevait une réponse inoffensive et cessait d’être angoissante. Pourquoi ne m’as-tu jamais rappelé la parabole du mauvais riche et du pauvre mendiant Lazare, où le narrateur, le Christ, envoie immédiatement après la mort, l’un en enfer, l’autre au paradis?… D’ailleurs qu’aurais-tu obtenu? Rien de plus qu’avec tes autres discours de bigote!
Petit à petit je me fabriquai une idole, suffisamment élevée pour s’appeler Dieu; suffisamment lointaine pour que je n’aie pas à entretenir de relations avec Lui; assez vague pour que, au besoin, sans cesser de me dire catholique, elle devienne semblable au Dieu du panthéisme, ou à un Dieu inaccessible et coupé du monde.
Ce Dieu n’avait ni paradis à offrir ni enfer à infliger. Je le laissais en paix et II me laissait en paix: tel était mon culte envers lui. “Nous croyons volontiers ce qui nous plaît”. Au cours des ans, je restai assez sûre de ma religion. De cette façon, c’était vivable.
Une seule chose aurait pu me briser la nuque: une longue et profonde souffrance. Et cette souffrance ne vint pas. Comprends-tu maintenant ce que signifie: “Dieu châtie ceux qu’Il aime?”
A suivre…